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REVUE LITTÉRAIRE.

Ce n’est pas notre faute si on rencontre partout les traces lumineuses de M. Sainte-Beuve dans l’histoire de la littérature française ; mais, avec l’auteur de Port-Royal, la transition n’est pas difficile du XVIe siècle au XVIIe, de la pléiade à Mme de Sévigné, sur laquelle il existe précisément du spirituel écrivain quelques pages exquises[1], une étude achevée, qu’il semble opportun de rappeler au moment où biographes et apologistes font tout à coup irruption, avec bruit, autour de cette mémoire modeste. C’est encore M. Sainte-Beuve, je crois, qui glisse, en une note de son Tableau du seizième siècle, ce mot piquant que, « quand une femme écrit, on est toujours tenté de demander en souriant : — Qui est là derrière ? » Si la question était faite à propos de Mme de Sévigné, il faudrait répondre que ce quelqu’un qui est derrière, c’est son cœur. Mme de Sévigné n’a rien absolument d’un auteur : elle serait épouvantée d’être entre les mains de tout le monde ; son précepte ordinaire est qu’il faut accepter le style tel qu’il vient et ne pas viser à écrire des lettres belles, car « elles ne peuvent plus l’être dès qu’on y songe. » Or un auteur ne songe précisément qu’à cela. La gloire lui est donc venue d’elle-même, sans fracas, sans qu’elle y songe, et c’est peut-être la seule femme célèbre dont on puisse dire que son talent n’a pas été séparé de son bonheur. Une si délicate modestie a d’autant plus de séduction que cette plume merveilleuse créait un genre vraiment original et y abondait avec toute sorte de charmes. La correspondance étudiée de Voiture et de Balzac appartenait exclusivement à la littérature : en trouvant le ton du naturel et de la grace, Mme de Sévigné porta les lettres dans la vie même, dans la famille. La société, avec elle, eut sa langue, le monde son style.

Toute une renaissance inattendue et sans motifs (il s’en fait souvent de pareilles en histoire littéraire) a eu lieu depuis quelque temps à propos de Mme de Sévigné. En moins de deux années, il lui est en effet survenu coup sur coup trois apologistes et autant de biographes, sans compter les éditions qui allaient toujours leur train. C’est l’Académie qui a mis tous les apologistes en verve, et elle en est responsable ; c’est le hasard qui a suscité simultanément tous ces biographes, et l’on est libre de s’en prendre au hasard.

L’Académie française avait proposé, pour prix en 1840, l’éloge de Mme de Sévigné, s’obstinant à ne pas reconnaître que, dans nos mœurs actuelles, cette vieille et banale forme de l’éloge est un véritable non sens. Il est vrai que cette fois il est difficile de dire comment on s’y fût pris pour ne pas faire un éloge, et, puisqu’il faut toujours croire les intentions bonnes, nous admettrons volontiers que ç’a été là une pure courtoisie académique. Trois morceaux, provenant de ce concours, sont sortis des cartons de l’institut, l’un pour solliciter la sanction du public après celle de l’illustre corps, l’autre pour appeler de la préférence donnée au discours voisin, un troisième enfin pour protester sans doute contre le mauvais goût des juges qui l’avaient éliminé. Mme Amable Tastu, M. Ch. Caboche, M. F. Collet, c’est-à-dire un

  1. Au tome ier des Critiques et Portraits littéraires.