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Quoi qu’en puissent dire certaines vanités blessées, c’est la sympathie qui est le fonds même, le fonds nécessaire de la critique. Cette vive susceptibilité des nuances, cette aptitude à goûter les variétés les plus contraires du talent, ce fin discernement de l’homme dans l’œuvre et de l’œuvre dans l’époque, cette faculté surtout à se pencher affectueusement vers l’écrivain étudié et à interpréter ses sentimens avec bienveillance, qui a eu tout cela à un plus haut degré, qui a mieux réuni ces rares qualités que M. Sainte-Beuve ? J’en suis convaincu, pour ma part, ce n’est pas seulement à l’intérêt du sujet, ce n’est pas seulement au talent de l’écrivain que le Tableau de la poésie au seizième siècle doit ce charme de lecture qu’il a gardé et qui fait presque forcément défaut aux ouvrages d’érudition ; l’amour que M. Sainte-Beuve porte à ses acteurs y est bien pour quelque chose, car il a fait circuler la vie dans son livre. L’idée aussi de rattacher le mouvement lyrique de la restauration au lointain essor de l’école de Ronsard dut être un aiguillon pour le critique. La poésie moderne traitait la poésie de la pléiade comme une sœur aînée, qui, jeune, brillante, douée, s’était laissé aller au suicide. Aujourd’hui, cette parenté que quelques-uns n’avaient prise d’abord que pour un ingénieux paradoxe d’érudition, cette parenté ne paraît que trop évidente à tous ; car, par malheur, la similitude se prolonge. Sans doute, nos poètes ne se sont pas enfermés, comme leurs aïeux du XVIe siècle, dans la lettre morte de l’érudition, dans les données maintenant stériles des littératures païennes : ce que l’inspiration, au contraire, a de plus fécond les a animés tour à tour, et on les a entendus chanter l’ame humaine, Dieu, la nature, dans une langue assouplie, fixée, et qui ne fuit plus comme alors sous la main capricieuse des temps. Sans doute, c’est beaucoup en poésie que le fonds des sentimens, que l’originalité des idées, et assurément le lyrisme d’aujourd’hui a là-dessus tout avantage sur celui des Du Bellay et des Tahureau. Il y a aussi des ressemblances heureuses sur quelques points : l’éclat de la couleur, par exemple, et la hardiesse du rhythme. Mais ailleurs les rapports se continuent trop. Ce qui a perdu la pléiade, n’est-ce pas la diffusion des idées, la prodigalité des images, le manque perpétuel de sobriété et de correction ? Des facultés vraiment puissantes ont été gaspillées dans les puérilités bizarres de la forme, dans l’uniformité redondante des métaphores ? En un mot, le goût, la modération, la patience, la retenue ont fait défaut. Je ne suis pas sûr, pour mon compte, que la poésie actuelle se soit complètement préservée de ces séductions perfides. Dans l’avenir, les ciseaux de la critique auront peut-être aussi leur tour avec elle ; mais, si sévère qu’on suppose la main qui appliquera un jour à nos contemporains le procédé d’élimination et de choix dont M. Sainte-Beuve a donné le judicieux exemple à l’égard de la pléiade, il est sûr qu’elle épargnera chez le poète des Consolations plus d’une page sentie, plus d’une fraîche inspiration qui feront redire au lecteur ce mot d’un poète du temps de Ronsard :

Et nous aimons les douceurs
Dont ta muse est arrousée.