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UN FRAGMENT INÉDIT DE PASCAL.

ne songe pas que l’on a besoin d’autre chose que de ce que l’on aime. L’esprit est plein, il n’y a plus de place pour le soin ni pour l’inquiétude. La passion ne peut pas être sans excès : de là vient qu’on ne se soucie plus de ce que dit le monde, que l’on sait déjà ne devoir pas condamner notre conduite, puisqu’elle vient de la raison. Il y a une plénitude de passion, il ne peut pas y avoir un commencement de réflexion.

Ce n’est point un effet de la coutume, c’est une obligation de la nature que les hommes fassent les avances pour gagner l’amitié des dames.

Cet oubli que cause l’amour et cet attachement à ce que l’on aime fait naître des qualités que l’on n’avait pas auparavant ; l’on devient magnifique sans l’avoir jamais été.

Un avaricieux même qui aime devient libéral, et il ne se souvient pas d’avoir jamais eu une habitude opposée. L’on en voit la raison en considérant qu’il y a des passions qui resserrent l’ame et qui la rendent immobile, et qu’il y en a qui l’agrandissent et la font répandre au dehors. L’on a ôté mal à propos le nom de raison à l’amour, et on les a opposés sans un bon fondement ; car l’amour et la raison n’est qu’une même chose : c’est une précipitation de pensée qui se porte d’un côté, sans bien examiner tout, mais c’est toujours une raison, et l’on ne doit et l’on ne peut pas souhaiter que ce soit autrement, car nous serions des machines très désagréables. N’excluons donc point la raison de l’amour, puisqu’elle en est inséparable. Les poètes n’ont donc pas de raison de nous dépeindre l’amour comme un aveugle. Il faut lui ôter son bandeau et lui rendre désormais la jouissance de ses yeux.

Les ames propres à l’amour demandent une vie d’action qui éclate en évènemens nouveaux. Comme le dedans est en mouvement, il faut aussi que le dehors le soit, et cette manière de vivre est un merveilleux acheminement à la passion. C’est de là que ceux de la cour sont mieux reçus dans l’amour que ceux de la ville, parce que les uns sont tout de feu et que les autres mènent une vie dont l’uniformité n’a rien qui frappe. La vie de tempête surprend, frappe et pénètre.

Il semble que l’on ait toute une autre ame quand on aime que quand on n’aime pas : on s’élève par cette passion et on devient toute grandeur ; il faut donc que le reste ait proportion, autrement cela ne convient pas, et partant cela est désagréable.

L’agréable et le beau n’est que la même chose, tout le monde en