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UN FRAGMENT INÉDIT DE PASCAL.

nature humaine, et que l’on serait plus heureux si l’on n’était point obligé de changer de pensée ; mais il n’y a point de remède[1].

Le plaisir d’aimer sans l’oser dire a ses peines, mais aussi il a ses douceurs. Dans quel transport n’est-on point de former toutes ses actions dans la vue de plaire à une personne que l’on estime infiniment ? L’on s’étudie tous les jours pour trouver les moyens de se découvrir, et l’on y emploie autant de temps que si l’on devait entretenir celle que l’on aime. Les yeux s’allument et s’éteignent dans un même moment, et quoique l’on ne voie pas manifestement que celle qui cause tout ce désordre y prenne garde[2], l’on a néanmoins la satisfaction de sentir tous ces remuemens pour une personne qui le mérite si bien ; l’on voudrait avoir cent langues pour le faire connaître ; car comme l’on ne peut pas se servir de la parole, l’on est obligé de se réduire à l’éloquence d’action.

Jusque-là on a toujours de la joie, et l’on est dans une assez grande occupation ; aussi l’on est heureux. Car le secret d’entretenir toujours une passion, c’est de ne pas laisser naître aucun vide dans l’esprit, en l’obligeant de s’appliquer sans cesse à ce qui le touche si agréablement. Mais quand il est dans l’état que je viens de dire, il n’y peut pas durer long-temps, à cause qu’étant seul acteur dans une passion où il en faut nécessairement deux, il est difficile qu’il n’épuise bientôt tous les mouvemens dont il est agité.

Quoique ce soit une même passion, il faut de la nouveauté ; l’esprit s’y plaît, et qui sait la procurer sait se faire aimer.

Après avoir fait ce chemin, cette plénitude quelquefois diminue, et ne recevant point de secours du côté de la source, l’on décline misérablement, et les passions ennemies se saisissent d’un cœur qu’elles déchirent en mille morceaux. Néanmoins un rayon d’espérance, si bas que l’on soit, relève aussi haut qu’on était auparavant. C’est quelquefois un jeu auquel les dames se plaisent ; mais quelquefois, en faisant semblant d’avoir compassion, elles l’ont tout de bon. Que l’on est heureux quand cela arrive[3] !

Un amour ferme et solide commence toujours par l’éloquence d’action ; les yeux y ont la meilleure part. Néanmoins il faut deviner, mais bien deviner.

  1. Paragraphe médiocrement platonicien.
  2. Ceci rappelle l’amour « qu’on n’ose dire celle qui l’a causé. »
  3. Cette exclamation ne part-elle pas du cœur, et n’exprime-t-elle rien de personnel ?