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LE MOIS DE MAI À LONDRES.

nationale. L’aspect général des tableaux exposés cette année n’a rien qui les distingue de toute autre exposition étrangère. Deux ou trois hommes sont seuls restés fidèles aux traditions anglaises, et Dieu sait dans quels écarts ils sont tombés. Le fameux Turner est arrivé par exemple à un degré d’excentricité qui passe toute idée. Ses tableaux sont de véritables barbouillages de jaune et de rouge où il est absolument impossible de distinguer quoi que ce soit. On dirait d’un enfant qui s’est emparé d’une palette toute chargée et qui a pris plaisir à en confondre les couleurs. Les sujets ne sont pas moins bizarres que l’exécution ; il y a un Soir du Déluge et un Matin après le Déluge qui ont l’air de véritables plaisanteries. On se demande s’il est possible qu’un homme de la renommée de M. Turner ait présenté sérieusement au public de pareilles énigmes. C’est à qui devinera ce que l’artiste a voulu représenter ; les uns y ont vu Moïse, les autres l’arche, ceux-ci la tour de Babel, ceux-là le disque du soleil sortant de l’immensité de l’Océan ; d’autres enfin soutiennent qu’il n’y a rien, le déluge ayant tout englouti, et je serais fort tenté d’être de ce dernier avis.

M. Turner a été pourtant un homme de beaucoup de talent, je dirais presque un homme de génie. Dans le nombre immense des tableaux qu’il a produits, il y en a qui sont de l’effet le plus original et le plus frappant. Il a porté à son plus haut degré l’art des oppositions, ces contrastes piquans d’ombre et de lumière, et surtout cette magie de l’à peu près qui, en laissant aux objets leur forme distincte et caractéristique, leur donne cependant une apparence insolite et fantasque dont s’amuse l’imagination. La nature anglaise se prête merveilleusement à ce genre de peinture ; on peut même dire qu’il ne pouvait naître que sous ce ciel brumeux. N’y cherchez pas cette fermeté de dessin et cette égalité de coloris qui ne sont possibles qu’avec la pure lumière de la Grèce ou de l’Italie ; c’est quelque chose d’indécis dans le trait et en même temps de heurté dans la couleur, comme les objets qui ne sont éclairés que par moment et que frappe un rayon de soleil entre deux nuages. Reynolds avait le premier donné l’exemple de cette peinture hardie et toute locale, mais en gardant dans l’innovation cette mesure que conservent d’ordinaire les inventeurs. Après lui, Gainsborough avait fait un pas de plus en appliquant cette méthode au paysage, qui la supporte mieux que la figure. Turner est venu, qui est allé plus loin encore que Gainsborough, et qui a tiré de la donnée primitive tout ce qu’elle pouvait produire. Tant qu’il a conservé une ombre de dessin, il a pu faire de la lumière ce qu’il a voulu.