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heureux que le roi grec, l’Alexandre de la réforme fut condamné à voir de son vivant les plus renommés capitaines et jusqu’aux plus minces lieutenans de son armée triomphante lui arracher violemment ses conquêtes, témoin les anabaptistes, qui se divisèrent en quatorze sectes, les extravagans, dont on compta six branches, les confessionnistes, qui en eurent vingt-quatre, etc. Luther, on peut l’affirmer aujourd’hui, ne pressentait point les dernières conséquences de sa protestation contre le principe de l’autorité. Le fougueux moine de Wittenberg s’attrista lui-même, à son lit de mort, de la rapidité dévorante avec laquelle s’accomplissait entre les mains de ses disciples l’œuvre de démolition qu’il avait commencée ; il entendit tomber une à une toutes les pierres de l’édifice dont il s’était borné à renverser le couronnement. Luther avait suscité les sacramentaires : c’était la négation de l’ordre religieux et moral. Il avait suscité les anabaptistes : c’était la négation de l’ordre social.

Cette crise est peut-être la plus grave que l’humanité ait subie, non pas seulement au xvie siècle, mais à toutes les époques où elle a mis en question le principe de ses croyances, la règle de ses mœurs, la sanction de ses lois civiles et politiques. La sombre désolation produite par les guerres des hussites, qui, durant les siècles précédens, avaient bouleversé la Hongrie et la Bohême, et par les convulsions qui plus tard désolèrent la France et l’Allemagne, ne peut se comparer à ce profond malaise des esprits, qui les comprimait jusqu’au dernier degré de l’abattement et du marasme, ou les exaltait jusqu’aux plus douloureux paroxismes du désespoir. Dans toutes les grandes œuvres du xvie siècle, on retrouve les traces de ce malaise intolérable. Quelques-uns cherchèrent un refuge dans le stoïcisme ; mais ce n’était là qu’une manifestation hypocrite, une affaire de mode, un stoïcisme de parade, qui n’enfanta ni un Caton ni un Épictète ; stoïcisme improvisé en quelques jours par les moins désespérés et les plus frivoles, qui voulaient se donner une contenance parmi des discussions et des polémiques dont la portée leur échappait complètement. Que pouvait donc avoir de commun le lit de roses que la faveur des empereurs et des princes fit au rhéteur Juste-Lipse avec le bain que Thraséas et Sénèque rougirent de leur sang ? Les plus sérieux et les plus sincères osèrent un instant rêver une œuvre plus haute et plus radicale que l’œuvre de la réformation religieuse, la révision des principes philosophiques ; mais la société n’était point encore en état de soutenir une si terrible épreuve. De quel effroi n’eût-elle pas été saisie en effet, si, après avoir discuté l’essence divine, on en était venu à sonder la nature même de l’esprit humain, si, après avoir ébranlé ses croyances religieuses, on s’était avisé de mettre en question la loi même de son existence, et jusqu’à ses primitives notions !

C’est à ce moment, vers l’an 1546, que se tinrent les secrètes séances de cette fameuse assemblée de Vicence où siégèrent, au nombre de quarante, indépendamment de plusieurs gentilshommes appartenant aux rangs les plus élevés de la noblesse italienne, quelques-uns des plus éminens philosophes de la péninsule, parmi lesquels l’histoire a particulièrement distingué