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merce et son industrie, trompée dans ses plus chères espérances, humiliée dans ses plus vénérables souvenirs, la pauvre république crut un jour entrevoir encore dans sa misère un moyen de salut. Elle adressa une supplique aux parlemens de France et d’Angleterre. Elle exposait ses griefs avec un calme austère, et les justifiait par des pièces authentiques. À la suite de ce plaidoyer touchant, elle demandait que, si les deux puissances ne pouvaient la secourir plus efficacement, elles lui envoyassent du moins chacune un consul qui, par sa présence, contrebalancerait peut-être le pouvoir toujours croissant des résidens russe, autrichien et prussien. La France et l’Angleterre furent un instant émues de ces accens de douleur, de cet appel d’une cité opprimée. On en parla dans nos deux chambres et dans celles de Londres. On alla même jusqu’à proposer divers moyens de résoudre cette malheureuse question, puis elle fut peu à peu négligée, oubliée, et Cracovie retomba plus péniblement que jamais sous le joug qui l’oppresse.

Du haut de la terrasse de Wawel, on aperçoit encore sur trois points différens de l’horizon trois tumulus gigantesques, trois tertres funèbres, pareils à ceux qui, près d’Upsal, portent le nom des trois dieux scandinaves. Le premier de ses tertres renferme, dit-on, sous ses couches de sable et son manteau de verdure les restes de Cracus, le fondateur de Cracovie ; le second, ceux de Wanda, l’héroïque reine ; le troisième, élevé pieusement par les mains de tout un peuple, est consacré à la mémoire de Kosciuzko. Entre ces sépulcres du législateur, de la jeune femme et du guerrier, entre ces tombeaux séparés l’un de l’autre par un espace de onze siècles, s’élève la ville que par une amère ironie on appelle encore la ville libre de Cracovie, la ville qui est aujourd’hui le plus triste monument, le cercueil des rois, le tombeau de la Pologne.

En racontant la douloureuse impression que m’a fait éprouver l’aspect des deux anciennes capitales de la Pologne, je ne me dissimule point les fautes que ce pays a commises, les divisions constantes qui l’ont affaibli, les luttes intestines qui l’ont livré sans défiance à la rapacité de ses ambitieux ennemis ; mais à présent, ses erreurs même, ses jours de désordre et d’anarchie, ne doivent inspirer qu’un sentiment de pitié, car il les a cruellement expiés. Il a été roi, et il est esclave ; il a dominé de vastes contrées, et de toutes ses conquêtes il ne lui reste plus un lambeau de terre. Il a été sous les murs de Vienne plus grand que l’Autriche, dans mainte bataille plus fort que la Russie, pendant des siècles entiers plus puissant que la Prusse, et il a été lacéré par la Prusse et l’Autriche, écrasé par la Russie !

Au fond des souffrances humaines, le ciel, dans sa commisération, a laissé l’espérance. C’est là le dernier sentiment de consolation qui reste aux Polonais, à ceux qui gémissent sur les ruines de leur patrie, et à ceux qui la regrettent sur les rives étrangères.


X. Marmier.