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UN HOMME SÉRIEUX.

gauche pure ; plus tard, on tempère un peu ce premier élan, gauche dynastique ; plus tard encore, on prend une allure modérée, centre gauche ; enfin, à l’approche du but, on diminue la force motrice, on ralentit sa marche, on ne vole plus, on glisse doucement, lentement, smorzando et l’on finit par s’arrêter, sans secousse et sans choc, au banc des ministres, où l’on s’assied.

— Mais savez-vous que vous êtes un roué ? s’écria M. Chevassu, qui, malgré la rigidité de ses principes, avait écouté en souriant cette théorie parlementaire.

— Je m’honore d’être votre élève, répondit Dornier avec un salut plein de modestie.

En ce moment, Prosper entra dans la chambre, crotté, essoufflé et de fort mauvaise humeur.

— Vous n’avez pas vu mon chien ? demanda-t-il avec sa brusquerie habituelle.

— Votre chien ! s’écria M. Chevassu, choqué de l’allure de son fils. Osez-vous bien me demander des nouvelles de votre chien ? Ne rougissez-vous pas de vous jeter ainsi, boueux comme un chiffonnier, au milieu d’une conversation sérieuse ?

— Scélérat de Justinien ! reprit l’étudiant, qui se laissa tomber sur un fauteuil et ôta sa casquette pour s’essuyer le front ; malheur à toi si je te rattrape !

— Vous avez perdu votre chien ? lui demanda Dornier d’un air pénétré qui semblait attester la part qu’il prenait à ce malheur.

— Dornier, ne lui parlez pas, dit le député sévèrement ; des intérêts plus graves que ceux d’un chien perdu ou d’un étourdi incorrigible réclament notre attention. Vous disiez que ma sœur prenait pour cinquante mille francs d’actions dans ce journal ; si l’affaire marche comme vous me le faites entrevoir, vous savez ce que je veux dire, je ne refuse pas de m’y associer pour un pareil capital.

— Alors victoire ! dit Dornier en se frottant les mains ; je réponds de dix mille abonnés avant un an.

— Un journal ! s’écria Prosper, qui s’agita sur son fauteuil comme au son de la trompette un cheval de guerre dresse l’oreille ; un journal ! j’en suis.

M. Chevassu haussa les épaules, et laissa échapper un rire de pitié. Sans égard pour cette pantomime expressive, l’étudiant reprit la parole avec feu.

— Ah ! nous faisons un journal ! C’est une bonne idée, mais j’espère que ce sera un peu moins soporifique, un peu moins fade que