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Dornier avec sang-froid ; qu’avons-nous perdu ? Un journal qui n’a jamais pu se faire quatre cents abonnés, une trompette dont le son ne portait pas au-delà d’un rayon de dix lieues ; petit malheur, assurément ! Entre nous, d’ailleurs, le Patriote, avant de mourir, n’a-t-il pas atteint le but où vous visiez ? N’êtes-vous pas l’homme notable de l’opposition douaisienne, l’homme dont on cite les talens et les principes dans tout le département, l’homme qui sera certainement élu à la chambre, si le député actuel se décide enfin à imiter notre défunt journal ? Or, le digne homme est bien malade. Qu’il meure, vous serez infailliblement nommé à sa place, et, une fois à la chambre…

— Une fois à la chambre, répéta M. Chevassu en prenant l’attitude que David a donnée à Mirabeau dans son tableau du Jeu de Paume, une fois à la chambre…

— La France comptera un grand orateur de plus, dit Dornier, dont la voix mielleuse compléta ainsi l’idée que le conseiller n’osait exprimer hautement.

Au lieu de séparer ces deux hommes, ainsi qu’on aurait dû s’y attendre, la catastrophe du Patriote accrut leur intimité. Dornier prolongea son séjour à Douai, quoiqu’aucune occupation apparente ne l’y retînt plus. Tous les jours, il passait chez le conseiller de longues heures, trop courtes au gré du magistrat, qui se trouvait de plus en plus enlacé par les adroites manœuvres de son flatteur. Un soir, après l’avoir successivement comparé à Foy, à Martignac, à Berryer, à Mirabeau surtout, André Dornier, voyant son cher maître en humeur débonnaire et charmante, risqua quelques mots sur le bonheur de l’homme qui obtiendrait la main de Mlle Henriette. Cette ouverture eut un succès inespéré. Les ambitieux sont rarement avares. Plus avide de pouvoir que d’argent, le conseiller appréciait l’utilité d’un collaborateur actif autant qu’expert, qui, se tenant modestement en arrière, le laissait, lui Chevassu, se prélasser glorieusement sur le premier plan. Jadis il avait médité de faire jouer à son fils ce rôle d’écuyer politique, mais les méfaits de Prosper, et surtout sa dernière incartade dans l’affaire du Patriote, avaient renversé de fond en comble les espérances paternelles.

— Ce gros garçon gâtera tout, disait le magistrat en appliquant au jeune républicain le jugement porté sur François Ier par Louis XII.

M. Chevassu fut donc assez naturellement amené à désirer de rencontrer dans son gendre les qualités qu’il n’espérait plus trouver dans son fils ; aussi, lorsqu’encouragé par la manière dont avait été