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LA RUSSIE.

s’associer à leurs efforts, sans se mêler à leur lutte, elle laissa voir pourtant assez ouvertement de quel côté se tournaient ses sympathies pour donner aux trois puissances qui la gouvernent un prétexte de rigueurs et de récriminations. En 1833, sa constitution est de nouveau altérée, mutilée ; il n’en reste plus que le squelette. En 1836, les trois résidens déclarent que la ville est devenue le refuge d’une foule de démocrates affiliés à des sociétés secrètes dont il faut la purger ; et la voilà tout à coup envahie par des troupes autrichiennes qui entrent dans les maisons des bourgeois les plus inoffensifs comme en pays de conquête. Une milice permanente, composée d’Autrichiens est organisée dans l’enceinte de Cracovie ; un commissaire autrichien est nommé directeur de la police. Alors arrivent les mensonges des délateurs et les inquisitions des sbires. La ville entière est soumise à un système d’espionnage incessant, effréné. Chaque jour, on viole la demeure des citoyens, on les jette en prison, on les condamne à l’exil. Les juges des tribunaux ont été dépossédés de leurs siéges, remplacés par des juges plus complaisans, et la torture est employée comme moyen de persuasion dans l’interrogatoire.

À présent, ne cherchez plus les traces de cette constitution promulguée par trois souverains, sanctionnée par un congrès européen ; elle est écrasée, ensevelie, et, s’il en reste encore quelques paragraphes, ce ne sont que de vaines formules dont les résidens de Russie, d’Autriche et de Prusse se servent comme d’un voile pour donner encore une apparence de légalité à leurs actes arbitraires. La république de Cracovie est tout entière soumise au bon plaisir de ces trois ministres. Pouvoir législatif, pouvoir judiciaire, force armée, finances et police, tout est sous leur dépendance absolue, et malheur à l’honnête citoyen qui oserait élever la voix contre cette violation honteuse d’un pacte solennel ! Les inflexibles résidens ont mille moyens de le réduire au silence et de le faire repentir de sa témérité. S’il est fonctionnaire public, il sera immédiatement destitué, s’il est négociant, il se trouvera tout à coup arrêté dans ses spéculations par mille entraves et mille formalités indispensables ; s’il est propriétaire, on augmentera ses charges et on lui refusera un passeport pour aller visiter ses domaines à quelques lieues de la ville. N’a-t-on pas vu la demeure d’un honnête particulier, qui avait osé protester contre l’arrestation illégale d’un étudiant, envahie un beau matin par une compagnie de hussards, pillée, dévastée, et occupée militairement pendant près de quatre mois ? N’a-t-on pas vu un général autrichien faire enfoncer les portes de la prison, où la police venait de renfermer un homme coupable d’avoir insulté un factionnaire, s’emparer de ce malheureux, et le punir lui-même ?

Le royal château des Piasts et des Jagellons n’est plus à présent qu’une caserne autrichienne. L’université, l’une des plus anciennes et naguère encore l’une des plus riches universités de l’Europe, compte à peine soixante-dix étudians. La ville de Cracovie, dont la populations élevait autrefois à cent mille ames, n’en renferme pas maintenant plus de trente mille. Cernée de tous côtés par les puissances qui devaient la protéger, paralysée dans son com-