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UN HOMME SÉRIEUX.

— Prosper, taisez-vous, dit M. Chevassu d’une voix imposante ; le mal que vous avez fait est assez grand, sans que vous cherchiez encore à l’aggraver par de nouvelles folies. C’est qu’ils n’ont que l’embarras du choix dans ce maudit article, continua-t-il en contemplant le journal avec amertume : provocation à la révolte et à la guerre civile, outrage à la personne du roi, atteinte aux droits qu’il tient du vœu de la nation et à l’ordre de successibilité au trône ; tout y est. Comme le procureur-général doit se frotter les mains ! Ah ! Prosper, est-ce là le fruit de mes leçons ? Moi qui vous ai enseigné les premiers rudimens du langage constitutionnel, moi qui vous ai montré à l’aide de quelles périphrases, de quelles atténuations, de quelles circonlocutions il y a moyen de tout dire ! Pourquoi, par exemple, ne pas vous servir des expressions consacrées, l’ordre de choses, l’établissement de juillet, la pensée gouvernementale, au lieu de dire crûment, brutalement, témérairement…

— J’appelle un chat un chat, interrompit d’un ton bref l’élève en droit.

— Mon cher Prosper, dit Dornier doucement, vous oubliez que la parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée.

— Qui a dit cela ? ce vieux serpent de Talleyrand ; belle autorité ! Non, messieurs, je me trompe, non, citoyens, la parole n’a pas été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée, mais pour la cracher à la face des tyrans. C’est ce que j’ai fait, c’est ce que je ferais encore. Vous verrez que mon article éveillera plus d’une sympathie ; nous serons condamnés, c’est probable, mais nous gagnerons cinq cents abonnés ; vous verrez.

L’évènement du procès ne réalisa qu’à moitié cette prophétie. Les fondateurs du Patriote Douaisien virent en effet condamner leur journal, mais non venir les cinq cents abonnés. Comme le ministère public cherchait à frapper M. Chevassu beaucoup plus qu’à punir le gérant responsable, celui-ci en fut quitte pour trois mois de prison, mais une amende énorme mit à la plus rude épreuve le dévouement des souscripteurs. Cette épreuve fut la dernière. La caisse du comité se vida pour ne plus se remplir, et le Patriote Douaisien mourut subitement, faute de fonds, comme s’éteint une lampe où manque l’huile.

En voyant son œuvre anéantie, M. Chevassu éprouva un abattement momentané d’où le tira l’ex-rédacteur en chef, plus habitué que son patron à de pareils mécomptes.

— Pourquoi jetterions-nous le manche après la cognée ? dit André