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REVUE DES DEUX MONDES.

— Qui ose reconnaître mon style dans ce fatras ampoulé ? reprit M. Chevassu de plus en plus animé ; qui ose soutenir que ce diabolique article est de moi ?

— Et de qui donc ? demandèrent plusieurs voix.

— De moi, messieurs, dit Prosper, qui, pour faire cette déclaration solennelle, avait cru devoir attendre le retour de son père.

— De toi ! s’écria M. Chevassu, dont la surprise fut si grande, qu’il oublia sa gravité au point de tutoyer son fils.

— De moi, mon père, reprit l’étudiant avec le plus bel aplomb. Depuis trop long-temps le Patriote Douaisien était embourbé dans les eaux basses du modérantisme : je l’ai envoyé en pleine mer. Maintenant le voilà lancé ; vogue la galère !

— Mais, malheureux, dit l’ancien avocat en prenant une des poses dramatiques dont il avait contracté l’habitude en plaidant, mais, malheureux, ce n’est pas en pleine mer que tu nous envoies, c’est à la cour d’assises ! Ils n’attendaient que cela. Je parierais que le préfet a sa liste de jurés composée d’avance. Nous serons condamnés infailliblement.

— Tant mieux, répondit Prosper d’un ton tranchant ; il faut à nos doctrines le baptême de la persécution : tout le monde fera son devoir. Vous, messieurs, fondateurs du journal, vous saisirez avec joie cette nouvelle occasion de manifester votre patriotisme. Vous vous cotiserez pour payer l’amende.

Les membres du comité s’entreregardèrent en silence avec une physionomie soucieuse. Quelques-uns, machinalement, posèrent la main sur leur poche, comme pour défendre leur bourse.

— Le gérant ira en prison ; il est payé pour cela, continua Prosper.

À ces mots, un petit homme râpé, qui se tenait modestement assis dans un coin du salon, se leva et salua le jeune républicain d’un air rechigné.

— Oui, père Morlot, vous irez en prison, et vous y serez comme le poisson dans l’eau. Rassérénez-vous ; on ne vous laissera manquer de rien. Pâtés de gibier, bourriches soignées, tabac de contrebande, kirsch de la Forêt-Noire ! Vous aimez le kirsch, père Morlot ; vos concitoyens reconnaissans videront leurs caves plutôt que de vous en laisser chômer. Nous serons condamnés, dites-vous ? c’est ce que je demande. Je me proclamerai l’auteur de l’article, je défendrai le journal devant le jury, et je vous donne ma parole d’honneur que cette fois, du moins, les hommes du pouvoir entendront la vérité. Ils riront jaune, les esclaves !