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REVUE DES DEUX MONDES.

À l’époque dont nous parlons, André Dornier arrivait de Bordeaux, où il avait eu un journal républicain tué sous lui. Ce n’était pas la première fois que lui arrivait pareille catastrophe. À la solde du ministère ou à celle de l’opposition, il jouait de malheur depuis quelque temps ; dans le premier cas, son journal mourait faute d’abonnés ; dans le second, le ministère public se chargeait de le conduire de vie à trépas. En semblable accident, il revenait à Paris, seul point d’où il pût convenablement s’élancer dans la lice pour fournir une nouvelle course ; car le moyen de faire agréer à Castelnaudary un rédacteur arrivant de Morlaix, ou à Briançon un journaliste frais émoulu de Brives-la-Gaillarde ? La province est une coquette qui ne choisit ses fournisseurs qu’à Paris.

Passer de la rédaction d’un journal républicain à celle du Patriote Douaisien, qui devait être un organe de la gauche, n’était qu’une bagatelle pour Dornier qui avait accompli bien d’autres changemens de front. Le rédacteur en chef arriva donc à Douai tête haute, comme il convenait à un homme éprouvé par les persécutions du pouvoir. Auprès du comité auquel il était adressé par l’officine parisienne, la condamnation du journal qu’il avait rédigé à Bordeaux était une si puissante recommandation, qu’il fut reçu à bras ouverts. De ses variations précédentes, il ne fut pas même question ; peut-être les ignora-t-on, car elles avaient eu pour théâtre des localités assez obscures, tandis que le dernier acte de sa vie politique, l’acte qui attestait son patriotisme, s’était passé dans une grande ville. En mémoire de ce glorieux fait d’armes, Dornier fut obligé de subir force poignées de main ; mais il était aguerri à cet inconvénient, dont le dédommagea d’ailleurs un fort beau banquet donné en son honneur, et où, pour s’égayer, les convives chantèrent au dessert la Marseillaise.

Souple, insinuant, impénétrable sous un air d’abandon, parlant peu, écoutant chacun, ne contredisant personne, Dornier n’eut besoin que de quelques jours pour juger les citoyens à qui il avait affaire. Il reconnut facilement que, dans ce troupeau de moutons qui affectaient les allures de loups dévorans, M. Chevassu était le bélier, à cela près qu’il ne portait pas au cou sa sonnette de président. Le rédacteur en chef s’appliqua aussitôt à capter la bienveillance de cet important personnage, et par un adroit système de flatteries, encens que ne respirent pas impunément les esprits les plus modestes, il réussit au-delà de ses espérances. Dornier répétait près de M. Chevassu le rôle que joua un illustre duc près de Louis XVIII ; il se faisait écolier pour mener son maître. Le conseiller lui remettait-il