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UN HOMME SÉRIEUX.

dites-vous ? Une fête ! dites un auto-da-fé, un festin de cannibales, une boucherie ! Est-ce là votre goût ? Ce n’est pas le mien. Votre fête sent l’abattoir, la poix brûlée, la chair roussie ; j’aime mieux l’odeur des roses ou le parfum du vieux Falerne. Oui, je préfère l’Albane à Ribera. C’est si facile d’ailleurs de broyer du rouge et du noir. Les teintes gracieuses, au contraire, n’appartiennent pas au pinceau de tout le monde. Dans ma jeunesse, j’ai fait aussi des vers. Rassurez-vous, je les ai oubliés ; ainsi je ne puis prendre ma revanche. Tout ce que je me rappelle, c’est que c’était frais, pimpant, coquet, peut-être même un peu leste. Cela sentait bien un peu son chevalier de Boufflers, mais les Iris, les Chloé, les Thémire ne s’en scandalisaient pas ; car dans ce temps-là, mon cher vicomte, une seule Elvire pour muse nous aurait paru une portion un peu trop congrue. Autres temps, autres mœurs.

— Mes vers vous semblent donc bien mauvais ? demanda le poète avec un sourire un peu forcé.

— Je ne dis pas cela, répondit M. de Pontailly du ton d’Alceste interrogé par l’homme au sonnet.

Quelque intérêt que nous inspire le vicomte de Moréal, nous devons reconnaître qu’il n’était point parfait ; entre autres faiblesses, il avait celle de trouver ses vers fort bons ; il fut donc assez peu satisfait de la réponse évasive de son juge.

— Ce gros bonhomme, pensa-t-il, a pris à Bolingbroke sa devise : Nil mirari.

— Vous ne songez pas sans doute à faire imprimer vos vers ? reprit le vieillard au bout d’un instant.

— Pas le moins du monde.

— Fort bien. Quoi qu’il en soit du mérite de votre Fête romaine, ce sont des vers, et ils suffiront pour vous assurer près de Mme de Pontailly un accueil que votre naissance et votre usage du monde obtiendraient difficilement sans cela. Voyons, voulez-vous que je vous présente aujourd’hui même ?

— Je suis à vos ordres, répondit avec empressement le vicomte.

— En ce cas, changez de bottes, car vous êtes crotté, et Mme de Pontailly est à cet égard aussi exigeante que la reine Élisabeth ; envoyez chercher une voiture, et partons. Il est quatre heures ; nous trouverons ma femme chez elle.

Avant d’introduire le vicomte de Moréal chez la marquise de Pontailly, il est nécessaire de rétrograder de quelques heures et d’accompagner à l’hôtel Mirabeau quelques-uns des autres personnages de ce récit.