Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/873

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
867
UN HOMME SÉRIEUX.

— Quand je dis talent, reprit celui-ci, j’applique un grand mot à une chose souvent fort petite ; j’aurais dû dire une de ces spécialités quelconques, politiques, scientifiques, littéraires, industrielles même, qui ajoutent à la valeur d’un homme celle de la carrière qu’il a embrassée. Le cadre, vous le voyez, est assez vaste ; Maurepas aurait pu y entrer tout comme Richelieu, Chapelain aussi bien que Corneille ; un nom connu du public, voilà la seule condition pour y être admis. Un mari a le droit de médire un peu de sa femme. Je vous avouerai donc que Mme de Pontailly s’engoue facilement des hommes qui ont un nom ou qui lui semblent destinés à s’en faire un. C’est ainsi qu’en ce moment elle raffole de ce pied-plat de Dornier, qu’elle regarde comme un publiciste du premier ordre, parce qu’il a toujours à la bouche quelques bribes de Montesquieu ou de Jérémie Bentham. C’est cette influence qu’il faudrait détruire par une diversion habile. Voyons, connaissez-vous la philosophie allemande ?

— Pas le moins du monde.

— Tant pis. Un salmigondis de Kant, de Fichte, de Schelling et de Hegel n’aurait pas manqué d’obtenir un grand succès près de Mme de Pontailly, et peut-être votre rival se serait-il vu distancé tout d’abord. Au moins vous possédez votre Vico ? Ce serait une fière catapulte pour fracasser mons Dornier.

— Je n’ai jamais lu Vico.

— Diable ! mais vous êtes bien un peu orientaliste ? Savez-vous l’arabe, le chinois, le sanscrit, l’indoustani ?

— Rien de tout cela. Je ne sais que le latin, et encore…

— Cela devient décourageant. Que feriez-vous de votre latin d’écolier avec une femme qui lit Tacite couramment ? Quelle sera donc votre spécialité ? car il vous faut absolument une spécialité. Si nous vous posions en grand voyageur ? N’auriez-vous pas fait quelque petite excursion aux sources du Nil ou à Tombouctou ?

— Hélas ! non, dit le vicomte ; tous mes voyages se réduisent à l’Italie et à la Belgique.

— Pourquoi pas à la Brie et à la Beauce ? Ah ! jeune homme, nous aurons bien de la peine à faire de vous un être digne d’intérêt. Voyons, cherchons encore. Avez-vous hérité du talent de votre père ? êtes-vous peintre ? Mme de Pontailly a un album.

— Je n’ai jamais touché un pinceau.

— Cette fois, si je ne réussis pas, je jette ma langue aux chiens. Savez-vous magnétiser ? Cette niaiserie vous servirait peut-être mieux que tout le reste, car, par hasard, elle n’a pas encore pénétré dans