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production malheureusement inachevée de Goethe. C’était une tâche aussi belle que difficile. Il s’agissait d’interpréter une œuvre déjà connue en partie de la France ; il fallait lutter de fidélité, d’élégance, avec une première traduction où, à travers des imperfections nombreuses, on retrouvait souvent un peu du charme de l’original. Nous avons lu attentivement la nouvelle version de Wilhelm Meister, et nous y avons reconnu les traces d’une grande précipitation ou d’une négligence inconcevable. Mme A. de Carlowitz a méconnu ce qu’il y a de grace élevée dans le style de Goethe ; elle a éteint la couleur, alourdi le mouvement, effacé l’éclat de cette prose vive et charmante dont l’auteur de Wilhelm Meister sait revêtir sa pensée. Elle a été plus loin, et certains détails où se trahit légèrement la tendance sensuelle de ce génie panthéiste ont été impitoyablement supprimés. On en agit avec Goethe comme avec ces poètes grecs ou latins dont on ne publie les œuvres qu’après les avoir soigneusement châtiées pour l’usage des lecteurs timorés.

Rien dans Wilhelm Meister ne justifiait en vérité de pareils scrupules. Mme de Carlowitz, qui a déjà traduit la Messiade de Klopstock, s’est un peu trop souvenue du pieux écrivain de Hambourg en interprétant le poète de Weimar. Elle a cru devoir transformer en une narration solennelle et délayer en phrases pompeuses ce que Goethe avait dit avec une heureuse concision et une piquante simplicité. Rien ne ressemble moins pourtant à l’enthousiasme quelque peu déclamatoire de Klopstock que la verve toujours noble et contenue de Goethe. Pour peu que Mme de Carlowitz eût cherché à pénétrer l’esprit du modèle dont elle avait à donner copie, elle ne fût pas tombée dans une si grave méprise. Faute d’une préparation indispensable, elle a échoué dans une tentative dont l’intention était louable, et Wilhelm Meister, traduit deux fois, reste encore à traduire. Il y a cependant plus d’un esprit familiarisé avec Goethe qui aurait pu se charger d’une version complète et fidèle de ce beau roman. Le Wilhelm Meister fait partie d’une collection qui a publié le remarquable travail de M. Henri Blaze sur les deux Faust, ainsi que plusieurs traductions dues à la plume exercée et facile de M. Marmier. Il serait important que des entreprises qui visent à une tendance littéraire apportassent plus de choix et de sévérité dans une partie essentiellement délicate de leur tâche, celle des traductions, Tant qu’on ne confiera pas le soin de nous révéler l’Allemagne à des écrivains qui la connaissent et sachent la faire comprendre, la France restera vis-à-vis de la poésie germanique dans une attitude forcée d’indécision, de réserve, souvent de négation stérile. C’est là une situation fâcheuse pour notre littérature, qui a tendu de tout temps à s’assimiler par de savantes et fécondes études les plus précieux élémens des littératures étrangères. Ne pourrait-on rappeler à quelques traducteurs infatigables l’exemple du poète même dont on s’essaie si malheureusement à interpréter les œuvres ? Goethe a été non-seulement un grand écrivain, mais un excellent traducteur. Il a beaucoup contribué surtout à répandre en Allemagne le goût et le sentiment de notre poésie. Qu’on suive cet exemple : en s’attachant à nous rendre dans leur beauté propre les créations de l’auteur de Faust, nos écrivains ne feront pas seulement une bonne œuvre littéraire, ils acquitteront aussi une dette de reconnaissance.


V. de Mars.