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REVUE. — CHRONIQUE.

étrangères doit sans doute exercer sur les lettres françaises une heureuse et vivifiante influence ; mais des travaux si multipliés, si rapidement menés à bout, peuvent-ils être accomplis avec le soin, avec la sévérité nécessaires ? Si rien n’est plus utile qu’une bonne traduction, rien n’est plus nuisible souvent qu’une médiocre. Pour ne parler que de la littérature allemande, depuis qu’on essaie de la faire connaître en France, quels résultats a-t-on obtenus ? À part quelques travaux vraiment distingués, le petit nombre d’œuvres sur lesquelles s’est concentrée l’activité des traducteurs a été trop souvent défiguré dans des esquisses aussi infidèles à la lettre qu’à l’esprit du texte. Ces œuvres ne nous donnent qu’une idée incomplète de la littérature allemande, et il reste encore à pénétrer bien des mystères dans cette riche et curieuse poésie. Quelques écrivains, nous le savons, voient dans la noble mission du traducteur autre chose qu’un servile métier. Nous désirerions que ces influences sérieuses prissent enfin le dessus ; nous désirerions surtout que les sujets de traduction fussent mieux choisis. Les Allemands ont de remarquables travaux critiques, des études biographiques et littéraires dignes d’intérêt ; c’est par de tels ouvrages qu’on nous initiera plus rapidement à la vie intime de la nation dont on cherche à nous révéler le génie. Aussi avons-nous vu avec plaisir un écrivain versé dans la littérature allemande publier, sous le pseudonyme de S. Albin, une traduction des lettres échangées entre Goethe et Mme Bettina d’Arnim[1]. Quel document plus curieux en effet pour la biographie de l’auteur de Faust que cette correspondance commencée en 1807 et prolongée jusqu’en 1832, l’avant-dernière année de la vie de Goethe ! Une jeune fille de vingt ans s’éprend d’un amour exalté pour le poète qui, à soixante ans, conserve encore toute la force, tout l’éclat même du génie. Elle confie à des lettres brûlantes l’expression de ce culte presque mystique, et après la mort de Goethe elle a le courage de mettre au jour sa correspondance comme un monument consacré à cette grande mémoire. « Ce livre, dit Mme d’Arnim dans la préface, est pour les bons et non pour les méchans. » Nous ajouterons que ceux même qui jugeraient avec quelque sévérité l’ardente et capricieuse nature de Bettina ne pourront méconnaître l’élévation de cette pensée active et féconde, la grace et le charme de ce rare esprit. Il y a d’ailleurs dans ce livre un double intérêt : en regard de Bettina se dresse l’imposante figure du vieux Goethe. Il est curieux de voir le poète sexagénaire répondre aux confidences passionnées de la jeune fille par des lignes d’une froide et solennelle bienveillance. L’Allemagne ne pouvait manquer d’accueillir avec reconnaissance ces piquantes révélations, et c’est ce qu’elle a fait. Nous pensons que, sauf quelques réserves, le public français ratifiera l’arrêt du public allemand. En attendant, nous devons ranger la traduction de M. S. Albin parmi les études consciencieuses qui font exception aujourd’hui.

Il est à regretter qu’on ne puisse accorder le même éloge à un autre travail dont Goethe est aussi le sujet, à la traduction complète de Wilhelm Meister que vient de publier Mme A. de Carlowitz[2]. La première et la plus importante partie de ce roman avait déjà été transportée dans notre langue par M. Toussenel. Mme A. de Carlowitz a voulu nous faire connaître l’ensemble de cette

  1. Goethe et Bettina, 2 vol. in-8o, quai Malaquais, 17.
  2. Deux vol. in-18, chez Charpentier, rue de Seine.