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cieux, tantôt ardent et emporté comme l’eau du torrent, tantôt si faible qu’à peine l’entend-on murmurer ; véritable image du peuple enthousiaste et mobile dont il baigne le sol. À l’horizon s’étendent les lignes azurées des grandes chaînes de montagnes qui se déroulent de la Mer Noire aux bords du Danube, ces pics de granit qui jadis ont vu la Pologne triomphante, et qui semblent aujourd’hui la contempler avec douleur dans le silence de sa ruine.

Au milieu de cette vaste vallée, au bord de cette onde qui reflète dans son bassin l’éclat d’un ciel riant et pur, s’élèvent les flèches gothiques des églises de Cracovie, les murs noircis de ses remparts, les tours crevassées de son château, œuvres décrépites de l’homme auprès de l’éternelle jeunesse, de l’éternelle beauté des œuvres de la nature. Dans l’enceinte de cette ville, dans les campagnes qui l’environnent, il n’y a pas un monument qui ne soit illustré par quelque noble souvenir, pas un ruisseau, pas une colline qui ne rappelle une tradition historique ou une légende fabuleuse. Sur la cime escarpée du Wawel, Cracus, fondateur de la monarchie polonaise, construisit la forteresse et donna son nom à la ville qui s’étendait autour de lui. Près du village de Mogila repose la première reine de Pologne, la fille de Cracus, l’héroïque Wanda, belle comme les anges, disent les chroniques[1], courageuse et fière comme une valkyrie. Elle monta noblement sur le trône de son père et gouverna ses sujets avec une mâle fermeté. Rithiger, prince des Allemands, séduit par tout ce qu’il entendait raconter des charmes de la jeune reine, et surtout par le désir de devenir maître de son royaume, lui envoya une députation pour la demander en mariage. Wanda repoussa dédaigneusement cette demande. « Jamais, s’écria-t-elle, je ne me marierai ; j’ai hérité seule de l’empire de mon père, et je le conserverai seule ; j’aime mieux être souveraine que la femme d’un souverain. » Rithiger irrité lui déclare la guerre. La jeune fille appelle ses soldats, et s’avance intrépidement sur le champ de bataille. Mais les troupes ennemies, séduites à sa vue, fascinées par son regard, vaincues par le prestige de son courage et de sa beauté, refusent de combattre et déposent les armes devant elle. Rithiger, après avoir en vain essayé de les rallier, se tue de désespoir, et l’armée polonaise rentre en triomphe dans les murs de Cracovie. Wanda fait préparer un grand holocauste pour remercier les dieux, et dans la crainte qu’un jour cette victoire mémorable ne soit entachée par quelque défaite ignominieuse, qu’elle-même ne succombe aux tentatives d’un autre prince plus puissant ou plus heureux, elle se dévoue, victime volontaire, au destin inflexible dont elle redoute l’inconstance. Le sacrifice fini, selon les rites anciens, elle distribue des présens à ses fidèles serviteurs, et se précipite dans les flots de la Vistule.

Près de la rivière du Prondnik est l’arène où Leszek II gagna par son habileté la couronne. La race de Cracus était éteinte. La Pologne, inquiète et

  1. Le mot vient ou de Wendes, qui désigne une des peuplades du Nord, ou de Wenda, qui signifie une ligne avec un hameçon. On dit que Wanda était si belle, qu’elle prenait tous les cœurs comme on prend des poissons à la ligne.