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L’ÎLE DE TINE.

dent à voir clair ; d’autres sont boiteux, ils viennent prier la madone de faire marcher droit. Quelques-uns, plus désintéressés, se rendent à Tine pour prier seulement. Du couvent de l’Annonciation, leur voix, disent-ils, sera mieux entendue que du coin du monde où Dieu les fit naître. L’église n’occupe qu’une seule aile du long bâtiment ; le reste est une grande galerie divisée par cellules. À son arrivée, chaque famille de pèlerins entre en possession de l’une de ces cellules. On lui donne les quatre murs, le toit et un petit fourneau, cela gratis ; il est vrai que chacune de ces familles apporte de nombreux présens. Les pèlerins n’ont donc à s’inquiéter que de leur nourriture ; ils achètent leur bois, leurs provisions, leur roba enfin. Le mobilier d’un Levantin n’est pas considérable : le jour il rêve assis sur un tapis, la nuit il dort couché sur ce tapis. Le couvent est pour eux une fort commode habitation ; ils y peuvent rester tout le temps qui leur plaît. Ce pèlerinage est la grande richesse de Tine ; cet accroissement de population donne pendant un mois beaucoup de mouvement à son marché et d’ouvrage à ses marins. En outre, les présens offerts à l’église par la piété des fidèles ne laissent pas que d’avoir leur importance. Ils sont de différente nature. Les riches donnent des lampes d’or ou d’argent, des ornemens magnifiques, des pierres précieuses ; j’ai vu dans l’église de superbes diamans. Les pauvres apportent le produit de leurs champs, les œufs de leurs poules, et jusqu’à leurs pipes. Ces objets sont vendus à l’encan, et le total de cette vente s’est élevé, jusqu’à cinquante mille drachmes[1] pour une seule année. Une partie de cette somme demeure au couvent, le reste va grossir le trésor de l’île. Ainsi donc, quand même il ne serait pas une fondation religieuse, ce pèlerinage resterait toujours une excellente spéculation administrative. La chose a été parfaitement comprise par tous les insulaires de l’Archipel ; ils sont fort jaloux de ce privilége de Tine. Il y a peu d’années, les habitans d’une île voisine, ceux de Naxie, je crois, prétendirent qu’ils avaient, eux aussi, trouvé une statue de la madone. C’était une Minerve peut-être, mais ils assurèrent que c’était une madone, et qu’elle était capable de faire des miracles tout aussi bien que celle de Tine. En conséquence, ils demandent à ce qu’on les aidât à construire un couvent ; il leur fut répondu que c’était assez de madones comme cela, et qu’on n’en voulait plus.

Quoique le temps du pèlerinage fût passé à l’époque où nous visi-

  1. La drachme vaut environ 18 sous.