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LA RUSSIE.

sentiment de nationalité ; et quel homme de cœur ne serait touché de voir ces nobles enfans de la Pologne chercher sous le joug qui les opprime, sous le regard inquiet et vigilant de la censure, l’œuvre sérieuse qui attire leur intelligence, la poésie qui les console ? Varsovie a été dépouillée de tout ce qui faisait jadis sa joie et sa splendeur ; ses dynasties de rois sont éteintes ; ses familles de gentilshommes sont dispersées à la surface du globe ; ses richesses parent d’autres villes. C’est une veuve sans défense, c’est une mère éplorée qui, dans le deuil de sa solitude, penche son front appesanti sur les chroniques du passé, et se berce avec un chant plaintif. Le vrai mouvement littéraire de la Pologne est dans l’émigration polonaise. Celui-là, nous le connaissons par les beaux vers de Mickiewicz, par d’importans travaux d’histoire et d’érudition.

Vous avez lu le sonnet de Filicaja, épitaphe de l’antique Italie, vous avez lu les strophes de Byron sur l’asservissement de la Grèce, et votre ame s’est associée à la pensée des deux poètes, et vous avez compris le deuil des peuples dépouillés de leur royale couronne, paralysés dans leurs efforts, courbés comme des esclaves sous un joug étranger. Ah ! il n’est pas de plus grande douleur à contempler en ce monde que celle d’une nation qui a été forte et puissante et qui a vu sa force domptée, sa puissance anéantie, qui, dans le cours de plusieurs siècles consacrés par l’histoire, a brandi son glaive victorieux sur les champs de bataille et qui tout à coup a senti entrer dans son cœur, avec un frisson mortel, le glaive d’un ennemi qu’elle avait mainte fois subjugué et vaincu. Que sont les élégies de nos heures de doute et l’aveu plaintif d’une de nos déceptions comparés aux cris lamentables d’un royaume qui s’affaisse, d’un peuple qui succombe, d’un pays tout entier qui, hier encore, jetait son épée de fer dans la balance, qu’une signature de diplomate raie aujourd’hui du rang des nations, et qui recueille ses derniers accens pour chanter son hymne funèbre, la tête penchée sur un tombeau ?

Cette douleur, je l’ai observée dans sa plus profonde expression : j’ai traversé la Pologne et je suis entré à Cracovie.

Cracovie est l’une des cités les plus majestueuses et les plus désolantes qui existent. C’est le berceau d’une monarchie et la tombe d’un peuple, la ville qui couronnait les rois et qui les a ensevelis, la capitale d’un vaste empire et l’impuissant chef-lieu d’un étroit district, la première page d’une héroïque épopée et la dernière ligne d’une désastreuse histoire, Vienne et Venise, Reims et Saint-Denis, tous les contrastes les plus frappans réunis, dans la même enceinte : la splendeur et le néant, l’idéal le plus noble et la réalité la plus pesante. La nature même ajoute à l’effet de ces contrastes par sa fraîcheur et son éclat. En venant de Varsovie, on n’aperçoit qu’une large vallée verte et féconde comme notre Touraine, parsemée d’arbres fruitiers comme notre Normandie. La Vistule la sillonne, la Vistule serpente à travers les moissons dorées, s’éloigne, revient, se précipite par bonds impétueux, puis s’endort mollement sous un berceau de feuillage ; fleuve incertain et capri-