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Vers le soir, le vent faiblit, quoique toujours contraire ; la mer se calma ; les caïdji parèrent leurs avirons. Alors, plus rassurés et nous sentant moins rudement secoués, nous éprouvâmes tous les deux cet invincible besoin de dormir qui accompagne toujours le besoin excessif de manger. Je me couchai dans mon caban à l’arrière du caïque, et, bien que mouillé jusqu’aux os par cette eau de mer qui a la propriété de ne jamais sécher, je m’endormis d’un sommeil lourd et agité. Je conservais dans cet état les perceptions de la vie active, et j’écoutais, il m’en souvient, malgré moi, avec une impatience fiévreuse, un chant d’une monotonie insupportable que nazillait, en ramant, un de nos marins. Quand je m’éveillai, j’étais écrasé de lassitude. Le soleil touchait à l’horizon, et nous pouvions distinguer les arbres de Tine. Toutefois, pendant trois mortelles heures encore, nous louvoyâmes en vue de l’île. Il était complètement nuit lorsqu’une dernière bordée poussa notre caïque contre la misérable jetée d’un pauvre village.

Nous débarquâmes sur ce petit môle désert. Nos Grecs nous mirent nos sacs sur les bras, nos pipes à la main, puis ils amarrèrent leur caïque, plièrent leurs voiles, et quand cette opération fut terminée, sans nous rien dire, sans plus s’inquiéter de nous, ils s’en allèrent en sifflant chacun de son côté. Lorsque le bruit de leurs pas se fut perdu dans la nuit, nous nous trouvâmes seuls, chancelans de faiblesse et grelottans de froid dans nos habits trempés. Toutes les maisons du village étaient fermées, on ne voyait aucune lumière, et l’on entendait seulement quelques chiens aboyer dans le lointain. Interdits tous les deux et ne sachant que devenir dans ce pays inconnu, nous nous regardâmes en silence, nous interrogeant de l’œil ; puis d’un commun accord nous nous mîmes en marche et suivîmes à l’aventure une des petites rues du village.

Nous n'avions qu’un seul espoir. Je savais qu’à Tine était un Grec qui portait le titre d’agent consulaire de France. Mais où habitait-il ? à qui nous adresser et comment nous expliquer ? Toujours marchant et de plus en plus inquiets, nous étions arrivés au bout de la ruelle sans avoir rencontré un être humain. Mon courage m’abandonnait. C’était une perspective peu attrayante que de passer la nuit en plein air, couché sur le pavé, exposé au froid, après vingt-quatre heures de jeûne, et dans un pays où des fièvres terribles punissent le voyageur de la moindre imprudence. J’allais toutefois m’y résoudre, lorsque mon regard fut attiré par un rayon de lumière imperceptible qui se glissait à travers la fente d’un contrevent. Je courus