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attente inutile. Mon seul délassement était de m’accouder à ma fenêtre et de regarder la mer, cette mer Égée si admirable, si souvent chantée par les poètes. Les yeux perdus au loin, je passais de longues heures à compter les îles qui se détachaient à l’horizon comme des opales sur un lac d’or, d’azur et de lumière. C’étaient Serpho, Délos, Naxia, Mycone, Tine, Paros, Anti-Paros ; ces noms harmonieux, que je répétais sans cesse, ranimaient en moi le souvenir du temps où j’avais appris à les prononcer, et, ramenée au pays du passé, ma pensée y suivait curieusement l’enchaînement des circonstances à la suite desquelles j’arrivais, jeune homme, dans cet archipel fortuné dont mes livres d’étude m’avaient tant parlé dans mon enfance.

Un matin, j’étais comme de coutume à mon observatoire, et mes regards cherchaient à pénétrer un nuage de vapeurs roses qui flottait encore autour de l’île de Tine. Bientôt, à l’aide d’une excellente lunette, je distinguai, tant l’air était transparent, des groupes de maisons blanches qui étincelaient au soleil comme de petits diamans. Il y a, pensai-je, dans ce coin du monde que personne ne connaît, dont le nom même est presque ignoré, des hommes que certainement je n’aurais jamais vus si l’Eurotas n’avait été en quarantaine. Je serais curieux de savoir quels peuvent être ces inconnus. Cette curiosité était facile à satisfaire. Je réveillai mon compagnon de voyage ; notre hôte nous fréta un caïque ; il le paya d’avance, afin de nous éviter tout démêlé avec les matelots grecs. Une heure après, nous sortions du port de Syra.

Les caïques grecs sont fort effrayans pour les étrangers. Extrêmement longs et légers, ils n’ont pas de bord, et voguent pour ainsi dire à fleur d’eau. Les moindres vagues submergeraient ces caïques, si les matelots n’élevaient une sorte de petit bastingage de toile qui rompt la lame et ne la laisse entrer qu’à moitié. Pour plus de sûreté, ils leur font porter une misaine grande comme celle d’un vaisseau de guerre, et placent sur l’avant un petit mât qu’ils surchargent de toute la toile qui est en leur possession. Au moindre souffle, ces étroites embarcations se couchent tout-à-fait sur le côté, courent sur leur mince bordage, et vous vous trouvez suspendu exactement au-dessus de la mer. Mais les Grecs sont de fort adroits marins, la voilure tombe au premier signe, et les accidens sont rares, malgré la fréquence des coups de vent. Nous n’avions d’ailleurs que cinq lieues à faire, et, pour arriver à Tine, disaient nos matelots, deux heures devaient nous suffire. Il en fut tout autrement. À peine sortis