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SPINOZA.

Si le monde était nécessaire, s’il se suffisait à lui-même, toute la philosophie consisterait à l’expliquer, et on ne chercherait rien au-delà. Le monde est contingent ; donc la pensée le dépasse et cherche au-delà des phénomènes la cause qui les produit. Assigner une cause à un effet, si on n’explique pas en même temps pourquoi cet effet est produit par cette cause, c’est résoudre seulement la moitié du problème. Les panthéistes, il est vrai, donnent au monde une cause nécessaire ; mais, libre ou fatale, pourquoi cette cause produit-elle le monde ? Ils ne sauraient le dire, à moins de démontrer que, pour que l’infini soit parfait, il faut y ajouter encore quelque chose, à savoir l’imperfection. Ils ont beau nous opposer que, quand même Dieu pourrait produire le monde au dehors, on ne comprendrait pas qu’il voulût le produire : comprend-on davantage qu’il le produise au dedans et qu’il ne puisse s’en passer ? Spinoza n’a rien démontré, car ce n’est pas démontrer son hypothèse que de réfuter toutes les autres, ni prouver la légitimité d’un principe que de l’attacher solidement à ses conséquences ; il n’a simplifié aucun problème, car il est plus aisé de concevoir deux êtres différens que deux natures différentes dans un même être. Sa gloire est d’avoir créé un système plein de puissance et de génie, auquel il ne manque rien que de ne pas reposer sur une erreur.

Il faut en venir à cette conclusion : il y a un Dieu, et au-dessous de Dieu est le monde, qui existe hors de Dieu et par la volonté de Dieu. Le monde a été créé, c’est-à-dire que Dieu l’a fait librement et l’a fait de rien. On s’écrie que la création n’est pas intelligible. J’en conviens, et j’ajoute que toute autre théorie est contradictoire. Ou le monde se suffit à lui-même, ce que personne ne soutient ; ou il ne fait qu’un avec Dieu, ce qui est le système de Spinoza ; ou la substance lui appartient en propre, et il ne reçoit de Dieu que ses phénomènes et leurs lois, ce qui est le fond du manichéisme ; ou enfin Dieu produit les phénomènes et leur substance, c’est-à-dire qu’il est créateur.

S’il existe un préjugé inintelligible, c’est la peur de certains esprits pour ce mot de création. Ils croient pouvoir nier à la fois la création et la nécessité du monde. Ils ne savent pas que, si le monde est nécessaire aujourd’hui, il l’a toujours été ; que, s’il est contingent aujourd’hui, aujourd’hui même il est créé, c’est-à-dire qu’il est à cette heure tiré du néant, et qu’enfin, s’il y a quelque différence entre créer le monde une première fois et le créer une seconde,