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logicien impitoyable ; prenez votre parti de nier la liberté, la loi morale, la vie future, et jusqu’à votre propre existence individuelle. Condamnés par votre principe à n’être plus que le mode transitoire d’une vie éternelle dans laquelle la vôtre doit s’abîmer, enivrez-vous un jour de votre système pour rentrer demain dans le néant par la dissolution de vos parties, et si vous croyez sauver quelque chose de vous-mêmes parce que la substance ne périt pas, dites-nous ce que c’est que cet avenir sans aucun lien avec le passé, et cette sourde et inutile existence d’où la conscience est absente !

M. Jouffroy, dans son Cours de Droit naturel, reproche à Spinoza de n’avoir interrogé que la raison, à l’exclusion de l’expérience. C’est en effet sa véritable faute. Il a voulu construire le monde et se mettre en quelque sorte à la place de Dieu. Tant d’orgueil était inutile ; le monde est là, l’œuvre est accomplie : il n’y avait qu’à l’observer. Spinoza s’est trop souvenu du mot célèbre de Descartes : « De la matière et du mouvement, et je ferai le monde ! »

S’il avait eu recours à l’autorité de la conscience, il aurait vu clairement le fini à côté de l’infini. Il se serait connu lui-même. Il aurait senti vivre et se mouvoir sous l’œil de la conscience cette force libre que Descartes a méconnue, et que Leibnitz a restituée, tout en la resserrant dans des bornes trop étroites. Débarrassé de ce préjugé cartésien que la pensée et l’étendue coexistent dans un même sujet sans agir l’une sur l’autre, il n’aurait pas été contraint de recourir à l’intervention divine pour expliquer l’empire de l’ame sur le corps et la réaction du corps sur les facultés de notre ame. Toutes les erreurs de Spinoza s’enchaînent : c’est parce qu’il a méconnu notre liberté qu’il n’a pas su que nous étions de véritables causes, et par conséquent des substances.

À ce vice de méthode déjà signalé par M. Jouffroy, M. Saisset ajoute avec raison que Spinoza s’est trompé sur la nature de Dieu. Spinoza convient que Dieu est parfait ; mais il ne lui donne pas d’existence individuelle ! Il ne lui donne pas la liberté, et il veut que nous l’aimions ! Il lui refuse jusqu’à la pensée, puisqu’il lui ôte la conscience, et il ne voit pas que, si quelque part dans ce monde qui s’échappe à flots pressés du sein de la substance éternelle, une faible lueur s’allume un instant pour périr, c’est assez de cet éclair pour qu’il y ait quelque chose au-dessus de Dieu !

Un Dieu parfait sans intelligence et sans liberté n’est pas la seule contradiction du système. M. Saisset aurait pu ajouter que le principe de contradiction ne subsiste pas si l’on admet le panthéisme.