Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/787

Cette page a été validée par deux contributeurs.
781
SPINOZA.

l’énergie de sa pensée. Jamais l’indépendance philosophique ne fut poussée plus loin. On dirait qu’il ne s’aperçoit pas de son propre courage, et qu’il fait sans effort ces entreprises qui l’ont écrasé. Il a le caractère le plus expressif de la modération ; il détruit sans colère. Spinoza est un homme simple, son système est tout d’une pièce, sa vie aussi et son style. Il s’est trompé sur son principe ; s’il ne s’était pas trompé du premier coup, il poussait la philosophie plus loin qu’aucun autre. Tel est Spinoza, solitaire dans sa vie et dans sa destinée ; disciple de Descartes, mais s’attachant à une erreur et la poursuivant jusqu’à l’absurde, plein de vues originales et profondes, mais mettant toute sa force au service d’une idée fausse, religieux, quoique trompé sur la nature de Dieu, vertueux jusque dans ses fautes, également respectable par la force de sa pensée, par la pureté de sa vie et par son malheur.

Parmi les diverses réfutations qu’on a faites du panthéisme de Spinoza, trois seulement sont célèbres, celle de Bayle, celle du père Lami, celle de Fénelon. Dans cette guerre à l’ennemi commun, Bayle apporte cette dialectique animée et pressante dont on voudrait que la sincérité égalât toujours la pénétration, le père Lami les ressources de son érudition scholastique et de son bon sens, Fénelon les hautes lumières d’une métaphysique puisée au plus profond du dogme chrétien ; mais au travers de leurs différences, Bayle, Lami, Fénelon, ont toutefois un point commun : ils viennent de Descartes, de qui vient aussi Spinoza. De là, dans les principes premiers qui dominent toute la discussion, un accord secret entre Spinoza et ses adversaires qui frappe leur argumentation d’impuissance. De nos jours, la philosophie, plus mûre, éprouvée par un plus long usage de la liberté, peut voir plus clair dans Spinoza et démêler d’un coup d’œil plus sûr les véritables défauts de son système, presque invisibles à ses plus pénétrans contemporains.

Si je voulais faire du système de Spinoza la réfutation la plus forte et la plus complète, je ne chercherais pas à montrer dans l’enchaînement de ses diverses parties des erreurs, des lacunes. J’insisterais bien plutôt sur l’incontestable rigueur qui unit toutes les conséquences entre elles et avec leur principe ; et quand il ne resterait plus de doute, et qu’on verrait bien que la philosophie de Spinoza est exacte et régulière dans toutes ses déductions, en sorte qu’il faut l’accepter ou la rejeter tout d’une pièce : venez maintenant, dirais-je à tous les panthéistes et à ceux qui se sont étourdiment déclarés disciples de Spinoza avant de savoir où les conduisait ce