Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/779

Cette page a été validée par deux contributeurs.
773
SPINOZA.

et dans ces prétendus crimes nous ne voyons plus que des degrés inférieurs de réalité. Le péché est donc une pure privation, ce n’est pas le mauvais emploi d’une puissance, et les criminels sont inférieurs aux gens de bien, non par leur faute ni par celle de Dieu, mais par la nécessité des lois de la nature.

Il n’y a donc ni mérite ni démérite ; le bien et le mal sont des notions toutes relatives et individuelles, comme le chaud et le froid, et l’unique règle de mes actions c’est l’intérêt. S’ensuit-il que je puisse accuser Dieu de mon malheur, si mon corps est infirme ou mon ame impuissante ? Autant vaudrait que le cercle se plaignît de ce que Dieu lui a refusé les propriétés de la sphère. Il n’en résulte pas davantage qu’on doive supprimer les lois et tolérer tous les crimes, parce que les criminels sont excusables. Ils sont excusables en effet, car ils sont entre les mains de Dieu comme l’argile entre les mains du potier, mais ils n’en sont pas moins à craindre ni moins pernicieux. « Celui à qui la morsure d’un chien donne la rage est excusable, et pourtant on a le droit de l’étouffer… »

Il semble après cela que toute la morale doive être contenue dans un code pénal, et que pour le reste il n’y ait plus qu’à livrer la vie humaine aux caprices des passions brutales. Il n’en est rien cependant ; Spinoza a sa morale, il a sa sagesse pratique comme Épicure et Thomas Hobbes. Il faut sacrifier le moindre intérêt à l’intérêt plus élevé et plus durable ; notre véritable intérêt, c’est d’augmenter notre être, et le moyen de l’augmenter, c’est de nourrir notre pensée des belles connaissances. Descartes avait dit avant Spinoza : « Les bêtes brutes, qui n’ont que leurs corps à conserver, s’occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir ; mais les hommes, dont la principale partie est l’esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture. » Ce sont là de belles et nobles pensées assurément, et quand Spinoza s’écrie que penser à Dieu c’est l’aimer, que la philosophie la plus vraie renferme le salut, et que la plus belle spéculation philosophique est aussi la plus belle œuvre, on croit entendre résonner au fond de son ame la douce et majestueuse parole de Platon. Mais quoi ! cet amour de Dieu n’est qu’un raffinement de l’amour de soi ; cette morale ne s’élève si haut qu’après avoir détruit l’obligation et la règle, et nous avoir livrés en proie à toutes les passions ! Ce qui reste sous cette enveloppe si pure et si brillante, c’est l’intérêt, l’intérêt de cette vie passagère ; car de nous contenter du bonheur que Spinoza