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SAVANTES.

n’avait point connu la cause, et que c’était là le fondement principal de ses erreurs. Cela est vrai, Spinoza n’a point connu la cause, s’il s’agit de la cause créatrice, et il est à peine nécessaire de le dire, puisque Spinoza est Spinoza. Cela est encore vrai si l’on parle de la cause que nous sommes, car pour celle-là il l’a niée très ouvertement et l’a rejetée parmi les fantaisies et les caprices de l’imagination ; mais la substance, telle qu’il l’entend, est si éloignée de la substance passive des scholastiques et de Descartes lui-même, qu’elle ressemble plutôt à une monade de Leibnitz, si cette monade était unique et que ses attributs fussent infinis. La substance est la cause de tous ses développemens ; à proprement parler, tout développement est une action ; être étendu pour Dieu, c’est produire l’étendue. Le dieu de Spinoza n’est pas cause comme celui des chrétiens qui tire le monde du néant, il ne l’est pas comme le sculpteur qui produit une statue dans un bloc de marbre ; il est cause comme nous le sommes nous-mêmes, quand nous produisons en nous nos pensées et nos volitions. Spinoza va jusqu’à soutenir qu’il est une cause libre : étrange liberté sans doute que celle d’un être nécessaire qui se développe nécessairement, et produit en soi toutes les modifications possibles. Mais c’est précisément à cause de cela que Spinoza l’appelle une cause libre. Il ne regarde pas comme une perfection cette prétendue liberté que nous nous attribuons, et qui consisterait à choisir entre deux actions ; car pour celui-là même qui choisit la meilleure, n’est-ce pas, dit-il, une infériorité d’avoir pu se déterminer à la pire ? Et par quel renversement d’idées arrive-t-on à croire que l’on s’élève d’autant plus qu’on participe davantage du hasard ? Serait-ce donc une plus grande perfection de Dieu, s’il pouvait penser ou ne pas penser, penser d’une façon parfaite ou d’une façon imparfaite ? Il pense parfaitement, et il agit parfaitement, en vertu de sa nature propre ; et, parce qu’il obéit à sa nature et à nulle autre, et que le développement de son activité résulte, comme son existence, de la nécessité absolue de son essence, c’est pour cela qu’il possède la liberté, ou, comme Spinoza l’appelle une fois, la libre nécessité.

Il nous reste à nous chercher nous-mêmes dans le monde qui résulte de cette théorie, à démêler dans le sein de la nature unique ce qu’une suggestion de notre orgueil nous fait appeler la nature humaine. Un corps est un mode de l’étendue divine ; une ame est une idée de la pensée divine qui contient une suite d’autres idées. L’un et l’autre sont des modes de la substance unique ; ils diffé-