Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/764

Cette page a été validée par deux contributeurs.
758
REVUE DES DEUX MONDES.

d’être entendue ? Après tant de protestations inutiles, une chose restait à faire à l’école de Descartes, de Malebranche et de Leibnitz : c’était d’apprendre à ses ennemis et au public ce que c’est que cette doctrine panthéiste, objet de tant de démonstrations aventureuses. M. Saisset s’est dévoué à cette tâche. Il nous donne aujourd’hui, pour la première fois, les ouvrages de Spinoza traduits en français. Il nous les donne accompagnés d’une introduction étendue où le système de Spinoza est exposé depuis ses principes les plus élevés jusqu’à ses dernières conséquences politiques, religieuses et morales, discuté avec impartialité, mais avec une logique inexorable. Après cette publication, si les diffamateurs persistent à accuser de panthéisme tous les philosophes contemporains, ou si quelques esprits égarés, qui prennent pour de la métaphysique de vagues et incohérentes rêveries, continuent à invoquer sans intelligence le nom de Spinoza, il ne restera plus d’excuse aux uns ni aux autres.

Spinoza, inconnu pendant sa vie, l’est encore plus après sa mort. Cette longue malédiction qui s’attache à sa mémoire a sauvé son nom de l’oubli sans populariser sa doctrine. Rejeté par sa nation, traité en ennemi public, maudit par son siècle, il n’a pas trouvé plus de justice dans la postérité, et malgré la pureté et le désintéressement de sa vie, malgré son sincère et puissant amour pour la vérité, malgré son courage, malgré son génie, les fatales conséquences de son système pèsent sur sa renommée, et dans la proscription de la philosophie panthéiste on enveloppe le nom de Spinoza.

Né à Amsterdam, le 24 novembre 1632, d’une famille de juifs portugais, à quinze ans il embarrassait la synagogue par la hardiesse de ses objections et son opiniâtreté à les soutenir. Doué d’une ardeur infatigable, d’un génie vif et pénétrant, soustrait sans effort et comme par le bénéfice de sa nature à l’influence des préjugés, il avait dévoré en un instant les langues et la théologie, et s’était livré tout entier à la philosophie et aux ouvrages de Descartes. Il se sentait là dans son pays, et il se trouvait lui-même en apprenant de son nouveau maître qu’on ne doit jamais rien recevoir pour véritable qui n’ait été auparavant prouvé par de bonnes et solides raisons. Déjà fermentait dans son esprit cette philosophie redoutable, qui changeait la condition de la nature humaine et ne laissait pas de place à la religion de ses pères. Spinoza ne connaissait point les ménagemens ; ce qui lui semblait la vérité, il le disait simplement sans emphase, dans son style concis et puissant, comme s’il eût obéi à une nécessité aussi bien reconnue par les autres que par lui-même.