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SPINOZA.

pas ma part dans ce concert ! Je n’aurais pas aussi ma destinée, unie par d’indissolubles liens à la destinée du monde ! Je n’aurais pas une étoile ! Cette force qui m’est à charge dans le repos, cette lumière qui me conduit, cet inépuisable amour dont je porte en moi le foyer, tout me répond de mon avenir et m’assure d’une immortalité que je dois conquérir par le travail. Je trouverai Dieu par-delà la vie. Quel Dieu ? Cet être abstrait, incompréhensible, impuissant, sans cœur et sans entrailles, qui ne saurait m’aimer ou penser à moi sans se dégrader, Dieu inutile pour lequel le monde n’est rien et qui n’est rien pour le monde ? ou cette éternelle substance qui sans raison ni volonté, par la loi de son être, produit au dedans d’elle-même tout ce monde et ses lois, avec ce flot de la mort et de la vie dans lequel je suis emporté : substance aveugle et nécessaire qui ne peut vivre qu’aux dépens de ma propre vie, et dont la réalité admise fait de moi un pur néant ? Réduire Dieu à l’existence absolue, qui n’est pas l’absolu véritable, mais une abstraction morte, le confondre et l’identifier avec la nature, ou le nier : trois philosophies profondément différentes, qui aboutissent toutes les trois par des chemins opposés à une même conséquence fatale. Les panthéistes ont beau se plaindre et transformer Spinoza en mystique ivre de Dieu : c’est la logique qui leur répond, et qui au bout de leur système leur montre inexorablement la morale des athées.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les écoles ont commencé à se jeter l’une à l’autre l’accusation de panthéisme. Les éternels ennemis de la philosophie, qui n’ont pas épargné le nom d’athée à Descartes et à Leibnitz, n’ont pas, à l’heure qu’il est, de meilleure machine de guerre que cette accusation de panthéisme qu’ils ont rendue banale. Ce n’est pas qu’ils connaissent à fond la nature de cette triste philosophie dont Spinoza est le héros. Ils ont autre chose à faire que de suivre les Parménide, les Plotin, les Spinoza dans leur longue et pénible route. Il suffit que le panthéisme déshérite l’humanité de ses espérances immortelles : plus il est obscur et inconnu dans son principe, mieux il convient à leur secrète pensée. De ces mystérieux problèmes sur la substance et la création, ils se font un épouvantail pour inspirer aux faibles une crainte salutaire de la liberté de penser et de la raison. On a beau leur crier qu’on a défendu avant eux la cause sacrée de l’immortalité de l’ame et de la responsabilité morale ; que leur importe d’avoir calomnié, pourvu que la calomnie leur profite, et que le problème soit trop obscur et trop difficile pour que la défense de la philosophie, portée devant le public, ait la chance