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DE LA SITUATION DU THÉÂTRE EN FRANCE.

Tresser n’indique point l’action à laquelle on nous montre Lucrèce occupée. Elle ne tresse ni ne tisse ; elle filait, nebat, comme a si bien dit Ovide dans les Fastes.

........Habitués aux cieux,
Un amour souterrain n’attire pas vos yeux.

Cette inversion est tout-à-fait contraire au génie d’une langue privée, comme la nôtre, du lien des désinences.

Nous pourrions aisément allonger cette liste ; mais à quoi bon ? M. Ponsard montre, sans contredit, d’heureuses qualités de style. Nous n’avons nulle envie de le contester. Seulement, il est encore bien loin, comme on voit, de posséder, je ne dis pas la pureté classique, mais la stricte correction grammaticale. — Ce n’est donc pas dans la perfection extraordinaire du langage que se trouve, comme on l’a dit, la raison de la mystérieuse fortune de cette pièce.

Cette fois enfin nous touchons au terme de notre tâche. Nous avons discuté, une à une, toutes les causes intérieures et directes qui semblent avoir déterminé la faveur passionnée du public pour Lucrèce, et aucune de ces causes, après mûr examen, ne nous a paru suffire pour expliquer ce que cet évènement offre de singulier. Nous avons examiné avec le même soin les raisons extérieures que quelques critiques ont mises en avant, et nous ne les avons pas trouvées mieux fondées. Nous avons remarqué avec plaisir que les applaudissemens prodigués à Lucrèce, ne remettent nullement en question les libertés de forme acquises au drame moderne, non plus qu’aucune des modifications savantes qui nous ont rendu, en le perfectionnant, le libre et souple alexandrin du XVIe siècle.

Après avoir successivement éliminé les insuffisantes solutions du problème que nous nous sommes posé, le moment est venu de dire quelle est, suivant nous, la grande, la principale raison de l’évènement qui nous occupe. Voulant être utiles, nous serons francs et clairs. Il nous semble donc qu’en cette circonstance le sentiment public ne s’est prononcé avec tant d’énergie que parce qu’il a rencontré dans le sujet, dans l’esprit général et dans l’exécution de la tragédie de Lucrèce, une sorte de contraste inattendu avec les défauts qui le blessent dans la plupart des drames de l’école actuelle. C’est une réaction, non contre la liberté, non contre la forme, mais contre l’esprit et les tendances du drame moderne.

En effet, la vieille légende de Lucrèce qui, en toute autre circonstance, n’aurait paru qu’un thème de tragédie étroit et usé, s’est