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matière de drames. Pourquoi ? C’est que leur perfection ne laisse place à aucun nouveau travail d’imagination. L’art a beaucoup à ajouter, beaucoup à retrancher, pour élever à la poésie un évènement encore prosaïque, tel qu’était, par exemple, avant Schiller, la mort de don Carlos ou celle de Wallenstein ; mais quand on se prend à un sujet que la poésie antique, et, à plus forte raison, que la poésie populaire a déjà élevé à l’idéal, il ne reste plus rien à inventer : le type existe ; il est immuable ; il est complet. En y portant la main, on a toujours à craindre de briser au lieu d’agrandir, de détruire en croyant créer. — M. Ponsard n’a pas entièrement évité cet écueil.

À la matrone laborieuse et pudique de l’ancienne Rome, à Lucrèce, il a opposé une femme livrée à la mollesse et aux désordres. Sextus[1], fatigué de l’amour de Tullie, convoite la conquête de Lucrèce, et, par cette double injure, il cause la mort de toutes deux. Jusque-là l’idée est belle, le contraste frappant : de plus, la jalousie, la honte, le désespoir de la faible femme délaissée jettent du mouvement, de l’intérêt, de la passion dans le drame ; mais par une complication que je ne puis approuver, l’auteur a fait de l’épouse infidèle la femme de Junius Brutus, et a altéré ainsi, comme à plaisir, la beauté traditionnelle de cette noble et sévère figure.

Forcé d’ajouter un épisode au récit de Tite-Live, pour atteindre la mesure voulue des cinq actes, M. Ponsard a pensé, et avec raison, qu’il valait mieux faire porter les altérations sur le personnage accessoire de Brutus que sur celui de Lucrèce, figure principale et sacrée dans laquelle résident toute la grandeur et toute l’originalité du sujet. Plusieurs des prédécesseurs de M. Ponsard ont pensé autrement. M. Arnaud, entre autres, avait cru pouvoir donner à Lucrèce une passion secrète et romanesque pour Sextus, suivant en cela une des plus fausses idées qui soient sorties de la tête de Jean-Jacques Rousseau, car le commensal de Mme d’Épinay avait, lui aussi, rêvé une Lucrèce. L’atteinte que l’auteur de la pièce nouvelle a portée au caractère de Brutus nous paraît d’autant plus regrettable qu’elle était moins nécessaire. N’y avait-il pas moyen, en effet, d’obtenir le contraste entre Lucrèce et Tullie, sans faire de celle-ci la femme de Brutus ? Le moindre défaut de cette conception est de rendre impossible cette autre belle tragédie qui est dans toutes les mémoires, cette tragédie qui complète et couronne celle de Lucrèce, la mort des

  1. Je ne sais pas pourquoi M. Ponsard ne dit pas Sexte au lieu de Sextus, puisqu’il dit Brute pour Brutus.