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entre eux, mais de les apprécier tous deux, et d’admirer l’heureuse organisation qui a pu les réunir.

Nous l’avons dit, il ne faut pas chercher Moore en dehors de l’Irlande et de ses convictions politiques. C’est à la constante vibration de la fibre nationale que le chantre de Lalla Rookh doit la grandeur, la puissance et la vérité de son talent. « Si je pouvais, écrit Moore lui-même, dans une petite pièce charmante, intitulée Mon Jour de naissance, retracer le tableau imparfait de ma vie, si je pouvais ajouter, retoucher, effacer les lumières et les ombres, modérer tout, et joies et peines, combien peu il resterait du passé ! combien je désirerais que tout s’effaçât, tout, excepté cette indépendance d’ame qui m’était plus chère qu’honneurs et richesses ! » Le vœu est certes modeste, mais le barde d’Erin avait bien raison de l’émettre, car, en conservant son indépendance d’ame, il conservait son génie, qui n’est autre chose que le reflet des sentimens de son cœur. Du reste, Moore est peut-être un poète trop national pour l’intérêt de sa propre gloire, et il ne me semble pas prouvé que Byron, en prédisant l’immortalité des Mélodies irlandaises, ait prédit l’immortalité de leur auteur. Il pourrait bien en être de ces poésies comme de tant d’autres chants nationaux dont on ignore l’origine aujourd’hui. On les chantera, on les redira autour du foyer, on les répètera de père en fils, de génération en génération ; elles s’imprimeront sur les drapeaux de plus d’un parti, elles serviront de cri de guerre à plus d’une révolte, et qui sait si, dans quelque mille ans d’ici, un Niebuhr à venir ne démontrera pas jusqu’à l’évidence que Thomas Moore est un mythe, qu’il n’exista jamais, et que ses chants sont l’œuvre collective d’un peuple entier ?


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