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terres, elles faisaient encore venir de Varsovie tout ce dont elles avaient besoin pour satisfaire à leurs habitudes opulentes et à leurs caprices. Je laisse à penser dans quelle décadence a dû tomber le commerce de cette ville lorsque les grandes fortunes qui l’alimentaient se sont écroulées dans l’orage des révolutions, lorsque cette affluence de riches propriétaires, de princes, de courtisans, a disparu de ses murs comme une source tarie, lorsqu’enfin elle a passé de son état de ville royale et souveraine à celui de chef-lieu d’un gouvernement russe. La Pologne n’a du reste ni élan industriel ni fabriques. Enclavée entre l’Allemagne et la Russie, elle devient de plus en plus tributaire de ces deux pays, et n’entreprend aucune grande spéculation ; elle n’exporte que ses produits territoriaux, ses bois, ses grains, et perd une partie des bénéfices qu’elle pourrait faire en vendant ces denrées à Dantzig, au lieu de les expédier directement aux pays étrangers qui en ont besoin.

La science et la littérature ont été bien plus encore que le commerce écrasées par la dernière révolution. Le gouvernement russe a supprimé l’université, l’école noble des piaristes[1], la société des amis des sciences. Tous les Polonais qui aspirent à obtenir un des grades universitaires, sans lesquels ils ne peuvent arriver à aucune fonction judiciaire ou administrative, doivent désormais étudier à Pétersboug ou à Moscou. Les livres, les manuscrits de la société des amis des sciences ont été enlevés et transportés dans la capitale de l’empire russe, et un bureau de loterie occupe les salons où se réunissait cette assemblée illustrée pendant trente ans par d’importantes recherches sur l’histoire de Pologne et de précieuses dissertations. À la place de l’université et de l’école des piaristes entachées d’opinions révolutionnaires, s’élève le gymnase, auquel l’esprit éclairé de M. le général Okouneff, qui remplit à Varsovie les fonctions de ministre de l’instruction publique, a donné, il est vrai, toute l’extension possible. Il y a là un cabinet d’histoire naturelle, une collection de plâtres antiques, une bibliothèque de seize mille volumes, à laquelle le gouvernement envoie chaque année des livres russes. Mais quelle que soit l’étendue de cette institution, elle ne peut remplacer celles qui faisaient la joie et l’orgueil de la Pologne. L’enseignement y est d’ailleurs entravé par toutes les réserves d’une censure méticuleuse. La censure de Pétersbourg est un modèle d’indulgence, comparée à celle-ci ; elle met son veto sur toute idée qui frise le libéralisme, elle mutile tous les livres et rature ou déchire tous les journaux. C’est une curieuse chose à voir ici qu’une collection de la Revue des Deux Mondes, biffée, couverte d’une épaisse couche d’encre, ou scindée à chaque page. J’ai eu la douleur de retrouver deux pauvres articles que je publiai l’année dernière dans cette Revue, et qui, après avoir passé par les ciseaux de la censure varsovienne, ressemblaient à deux malheureux enfans aveugles, estropiés, disloqués. La Chronique de la quinzaine est surtout l’objet d’un rigoureux examen et la victime d’une foule de cruautés. Mais com-

  1. Les écoles des piaristes furent fondées par un ordre religieux sous le titre de Schola pia. De là le nom de piaristes donné à ceux qui les dirigeaient.