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POÈTES ET ROMANCIERS ANGLAIS.

keepsake, poètes d’Almacks qui encombrent les magazines et les salons de Londres. Pour Thomas Moore, son genre exceptionnel a trouvé jusqu’ici peu d’imitateurs et pourrait bien à l’avenir en rencontrer encore moins. Le patriotisme ne semble guère de mise dans la poésie à l’heure qu’il est, et, lorsqu’on voudra réveiller les sentimens populaires, n’a-t-on pas là toutes prêtes les Mélodies irlandaises ? Qu’est-il besoin d’en refaire ? Quant aux poésies légères du traducteur d’Anacréon, elles tenteront, je crois, bien peu les beaux esprits de la Grande-Bretagne, et, pour apprécier tout ce qu’elles contiennent d’élégant et de raffiné, il faudrait une société autrement constituée que celle qui se nomme aujourd’hui la bonne société d’Angleterre.

Bien plus qu’à ses travaux sérieux et aux œuvres qui lui assurent avec le plus de certitude l’admiration de la postérité, Moore a dû son succès contemporain, la vogue immense dont il jouissait, à ces productions mortes aujourd’hui, et qui, au plus beau moment de leur éphémère existence, n’étaient guère autre chose que des futilités brillantes. Les Poésies de Little eurent un succès de fruit défendu ; la prude Angleterre, nouvelle Ève, mordit en plein dans cette pomme dorée, tout en imitant le geste coquet de certaines belles hypocrites, qui, lorsque d’une main prudente elles voilent leur regard blessé, entr’ouvrent en même temps les doigts pour mieux voir. Même dans ces pièces dont l’idée trahit le plus le culte passionné de l’auteur pour l’antique, Moore conserve une pureté de forme, une délicatesse d’expressions si perfides, si merveilleuses, que la plus austère puritaine en les lisant court le risque de se voir transportée en pleine Lesbos sans qu’elle s’en doute. On conçoit facilement quelle devait être la renommée du poète ingénieux qui trouvait le moyen d’enivrer bon gré mal gré tout le monde de ce breuvage païen, de cet élixir du diable, dont, en dépit de la propriety et du cant, on brûlait de savourer le parfum. Il n’y a rien d’extraordinaire, rien d’injuste surtout, dans le succès qu’obtint Moore à cette époque ; on ne saurait voir là qu’une preuve nouvelle de la pruderie de parade, de la moralité de moine qui distinguent la société anglaise. Seulement, il aurait fallu séparer deux genres absolument opposés, et surtout ne point vouloir établir la gloire d’un poète de premier ordre sur les minces mérites d’un habile chansonnier. Célèbre dans un temps par ses rimes faciles, Moore a bien autres raisons de compter sur l’avenir. Ce sont deux hommes, ce sont deux gloires, il s’agit de ne les point confondre ni comparer