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de Jean-Jacques indiqueraient au besoin suffisamment la différence qui existait entre Moore et son illustre ami. Ces préjugés du jeune âge, ces superstitions du berceau, devaient du reste reparaître plus tard avec un redoublement de force. Le traducteur d’Anacréon, l’auteur de tant de poèmes pour le moins équivoques, a fini, comme bien d’autres, par abjurer ses péchés dans le sein de l’église. Lorsqu’au milieu du festin inachevé la statue s’est dressée devant lui, le convive surpris et chancelant n’a pas osé dire non ! au solennel repens-toi sorti de ses lèvres de pierre. Ces retours vers la religion sont fort ordinaires parmi les poètes de la Grande-Bretagne, et je pourrais citer plus d’un exemple où un mariage de raison avec l’orthodoxie est venu terminer une vie passée tout entière dans les orages des plus hérétiques amours. Une seule corde vibre encore chez Moore avec toute son antique puissance : le patriotisme. « À l’heure qu’il est, il n’existe pas sur la surface du globe de meilleur Irlandais que Tom Moore, » me disait l’an passé O’Gorman Mahon. Et certes l’éloge a bien son prix, car l’homme hardi qui avant l’adoption du bill de l’émancipation osa envoyer au parlement de Londres un député catholique n’est point de ceux qu’on satisfait aisément en matière de dévouement national[1]. Mais la harpe du barde d’Erin est muette depuis long-temps ; « elle pend encore aux branches des saules, » ainsi qu’il le dit lui-même, et nous ne pensons pas que sa main soit destinée à en réveiller les accords. Le chantre d’Innisfail[2] s’est retiré depuis quelques années de son centre d’activité, et, dans la dernière et complète édition de ses œuvres, publiée il y a huit ou dix mois[3], nous n’avons retrouvé que de vieilles connaissances. Au cottage de Sloperton, terre qu’il possède dans le Wiltshire et qui avoisine le château de Bow-wood, où réside son ami lord Lansdowne, Moore vit entouré de sa famille et dans la pratique constante d’une dévotion plus qu’exemplaire. Les Chants sacrés, publiés dès 1824, datés de Sloperton et dédiés à un archidiacre, doivent être regardés en quelque sorte comme l’expression poétique de cette ferveur religieuse. Peut-être y aurait-il à ce sujet une comparaison intéressante à faire avec les Mélodies hébraïques de l’auteur de Lara. Plus d’une

  1. C’est O’Gorman Mahon, alors âgé de vingt-trois ans, qui, en 1828, envoya (returned) O’Connell au parlement anglais comme représentant du comté de Clare. « C’était un coup hasardé, dit-il lui-même en racontant cette circonstance, mais il n’y avait que cela à faire ; je l’ai fait, et cela a réussi. »
  2. Un des anciens noms de l’Irlande.
  3. En dix volumes à Londres et en un seul à Paris, chez Galignani.