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LA RUSSIE.

admirable à voir dans les grandes crises de son pays. Les familles nobles sont aujourd’hui ruinées, accablées, et quelques-unes divisées comme les rameaux d’un arbre coupé par la hache du bûcheron. Celles-ci vivent obscurément sur le sol où leurs aïeux déployaient une magnificence royale, celles-là pleurent dans l’exil l’oppression de leur patrie bien-aimée, et les charmes évanouis de leur douce Argos. Il y en a qui n’ont fait leur paix avec leur maître qu’en courbant docilement la tête devant lui et en renonçant à toute ambition. C’est une triste chose que de pénétrer dans l’intérieur de ces familles, de penser à ce qu’elles ont été, et de voir ce qu’elles sont devenues. Quelquefois on y trouve plus qu’un seul enfant, dernier rejeton d’un race appauvrie et anéantie ; quelquefois le père et la mère sont assis solitairement au foyer, où leurs regards se reposaient naguère avec tant de joie sur des têtes chéries. Un de leurs fils est réfugié en France, un autre en Autriche ; un troisième, peut-être, entraîné comme eux par son patriotisme dans le tumulte de la révolution, achète son pardon en servant comme simple soldat dans l’armée du Caucase. L’inquisition du pouvoir poursuit ces malheureuses familles jusque dans l’intérieur de leur habitation ; un vil agent de police exerce un contrôle journalier sur ces maisons qui ont donné des généraux à l’armée de Pologne, des conseillers à ses diètes, des prélats à ses églises. Il n’est pas permis à la pauvre mère affligée de correspondre avec ses enfans, de leur envoyer une part du revenu dont elle jouit encore, d’adoucir par ses secours et ses consolations les rigueurs de leur exil. La poste ouvre toutes les lettres, et celles des réfugiés n’arrivent point à leur adresse. Il faut que les Polonais qui ont été compromis dans la dernière révolution, soit par eux-mêmes, soit par leurs parens ou alliés, s’observent soigneusement dans leurs paroles, dans leurs démarches, et vivent de la vie la plus silencieuse ou la plus ouverte à tous les regards, pour ne pas éveiller les soupçons d’une police défiante, et attirer sur eux de nouvelles persécutions. Quel contraste entre la situation à laquelle ils étaient appelés par leur naissance et celle qui leur est imposée aujourd’hui ! J’ai dîné une fois avec quatre gentilshommes dont les ancêtres gouvernaient la Pologne et la Lithuanie, et qui venaient modestement s’asseoir à une table de restaurateur. Il me semblait que je dînais, comme Candide, avec quatre rois détrônés. Pendant mon séjour à Varsovie, j’ai recueilli de source certaine de douloureux détails sur les rigueurs que fait subir le gouvernement russe à plusieurs nobles familles. La crainte d’aggraver leur situation par un récit indiscret m’empêche de rapporter ce qui m’a été dit avec confiance. Je n’ose citer aucun nom, et je m’en tiens aux généralités.

L’industrie et le commerce, qui n’ont jamais été très florissans en Pologne, n’ont certes rien gagné au changement de gouvernement. C’étaient les grands seigneurs qui, par leurs fêtes éblouissantes, leur hospitalité libérale et leurs fantaisies de luxe, donnaient jadis l’essor au commerce de Varsovie ; il y avait là une cour et des ministres, un cortége de hauts dignitaires et des ambassadeurs étrangers, des réunions régulières et extraordinaires de toute la grande et la petite noblesse. Quand les riches familles se retiraient l’été dans leurs