Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/721

Cette page a été validée par deux contributeurs.
715
POÈTES ET ROMANCIERS ANGLAIS.

contraire, qu’à le décompléter en quelque sorte, qu’à rompre l’unité de son talent. Il y a une déplorable tendance chez certaines gens à prendre toujours le fait pour le principe, et à transporter dans le monde matériel ce qui jamais n’aurait dû sortir du libre domaine de l’esprit. Les faiseurs habituels de traductions complètes sont de ce nombre, et ressemblent pour la plupart à ce peintre qui, devant copier les traits de Cromwell, chercha la ressemblance non pas dans les reflets que jette l’ame sur le visage, mais dans la reproduction exacte de chaque bouton et de chaque ride. Encore si, lorsqu’on cherche à faire connaître un poète étranger, on voulait se contenter de le traduire et s’abstenir de fourvoyer l’opinion sur son compte ! Qu’on reproduise tout ce qu’a pu écrire un homme de talent, soit ! mais au moins qu’on ne mutile pas ce qu’il a fait de meilleur pour s’incliner devant ce qu’il a fait de plus médiocre ! — Est-il concevable, par exemple, que les Amours des Anges et l’Épicurien comptent déjà trois traductions françaises, tandis que la moitié des Mélodies irlandaises demeurent encore inconnues, et que des Odes et Épîtres à peine sait-on le nom ? Quant à l’Épicurien, ce n’est autre chose qu’un travestissement peu ingénieux des Mystères d’Isis, que la mise en prose d’un livret d’opéra. Il est singulier que Moore, passionné comme il a toujours été pour la musique, ait pu se laisser tenter par un pareil sujet, car, en vérité, que voulez-vous que devienne la Zaüberflœte sans Mozart ? Que diront les étoiles sans la reine de la nuit, et sous les voûtes de granit du temple égyptien privées des harmonies sublimes du grand maître, quelles voix prendront jamais ces sacrées solitudes pour révéler leurs terribles et divins secrets ? Du reste, loin de chercher sur de pareilles œuvres à juger des forces d’un auteur, on y doit voir seulement un caprice, une distraction poétique qu’il faut passer à Moore, d’autant plus que lui-même en a offert la meilleure apologie dans les vers suivans tirés des Irish melodies :

« Ne blâmez pas le poète, lorsqu’il fuit vers les ombrages où le plaisir se cache et sourit nonchalamment à la gloire ; il était né pour un destin meilleur, et dans une heure plus heureuse peut-être son ame eût-elle brûlé d’une plus sainte flamme. Mais, hélas ! l’orgueil de sa patrie n’est plus, et ce cœur est brisé qui ne voulut point fléchir ; ses fils ne peuvent soupirer sur sa ruine qu’en secret, car c’est trahison que de l’aimer, mort que de la défendre… Ne blâmez donc pas le poète si dans les doux rêves du plaisir il essaie d’oublier le mal qu’il ne peut guérir ; oh ! ne lui donnez qu’un espoir ! qu’une