Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/69

Cette page a été validée par deux contributeurs.
63
LA RUSSIE.

un bureau de police où trois Russes en uniforme, élevés à je ne sais quelle école, travaillent une heure à épier et à inscrire le passeport du voyageur ; un peu plus loin, on trouve encore un autre bureau, puis un troisième dans l’intérieur de la cité. De Stockholm jusqu’ici, en passant par huit villes, mon passeport a été inscrit sur trente registres, revêtu de vingt-quatre signatures de chancellerie, de seize cachets rouges, et il m’en a coûté 160 francs pour obtenir cette sauve-garde de mon innocence ; encore n’ai-je payé que la taxe légale. Plusieurs de mes compatriotes n’en ont pas été quittes à si bon marché. J’en ai rencontré un à Pétersbourg qui courait depuis deux jours à la recherche d’un commissaire de quartier, et qui, l’ayant enfin trouvé, ne parvint à obtenir son visa qu’en lui mettant un billet de vingt roubles dans la main.

Varsovie n’est pas une ville régulièrement belle. Ses rues ne sont point alignées comme celles de Berlin ou de Pétersbourg ; ses places publiques ne présentent pas cette symétrie imposante dont s’enorgueillissent d’autres capitales. Ses magasins ne sont ni larges, ni splendides, et ses maisons forment entre elles à chaque pas quelque nouveau contraste. Le palais du grand seigneur étale sa colonnade dorique, ses volutes et ses chapiteaux, à côté de l’étroite habitation d’un humble bourgeois ; l’élégante boutique ornée des riantes fantaisies de nos modes et de notre industrie s’ouvre en face d’une méchante échoppe. L’hôtel d’Angleterre déroule à ses convives une carte de restaurateur qui figurerait honorablement dans les salons de Véry, et à quelques pas de là l’habitant d’un cabaret souterrain distribue, sous sa voûte humide et enfumée, l’eau-de-vie de pommes de terre à un cercle de paysans.

Cet aspect de la ville représente l’état de la société polonaise : luxe des grands, pauvreté du peuple, beaucoup de palais et beaucoup d’habitations chétives, peu de situations intermédiaires. Mais un mélange d’édifices somptueux et de boutiques, de grands hôtels et de tavernes, récrée le regard, intéresse la pensée. À chaque pas, c’est une nouvelle scène de mœurs à observer, une nouvelle image à peindre. Chaque palais a son illustration et ses souvenirs ; les plus beaux noms de la Pologne, les plus belles pages de son histoire y sont attachés. Celui-ci a été occupé par les rois de Saxe, cet autre par les comtes de Bruhl, dont le nom se retrouve encore sur la magnifique terrasse qui domine à Dresde le cours de l’Elbe. En voici un qui a appartenu à la famille de Sapieha rival de Jean Sobieski ; plus loin je trouve ceux des Radziwill, des Lubomirski, des Malachowski, des Czartoriski, hommes de guerre et d’état, amis des arts et des lettres, puissans par leur fortune, célèbres par leur valeur dans les combats et leur parole dans le conseil, malheureux par leurs jalousies orageuses et leurs dissensions. À l’extrémité de la ville, il y en a un non moins illustre, non moins splendide que les autres, œuvre d’orgueil et de galanterie : Auguste II le fit construire pour satisfaire au caprice d’une de ses maîtresses. Des milliers d’ouvriers y travaillaient du matin au soir, des milliers d’ouvriers y revenaient la nuit poursuivre leur tâche aux flambeaux. Un jour, la belle comtesse Orzelska, en