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lois et les institutions indispensables aux associations humaines sont les fruits lents et parfois amers d’études difficiles et d’une expérience douloureuse.

Cependant l’homme est ainsi fait qu’après avoir agi, qu’après avoir pourvu tant par ses bras que par sa pensée la conservation physique et morale de lui-même et de ses semblables, il ne se repose pas, et cherche de nouveaux sujets d’inquiétude et de travail. Il ne se contente pas d’avoir des idées, il veut savoir d’où elles lui viennent ; il ne lui suffit pas de penser, il veut faire un retour et méditer sur les pensées qu’il a conçues : ce n’est plus le monde, ce ne sont plus les autres, c’est lui qu’il prend pour matière de sa curiosité. Il descend en lui-même comme dans un labyrinthe souterrain et infini.

Ce nouveau travail est, au premier aspect, si extraordinaire et si ingrat, que plusieurs l’ont appelé folie. Chez les hommes qui agissent plus qu’ils ne pensent, chez ceux aussi dont l’imagination est plus ardente qu’élevée, un pareil jugement n’a rien qui doive beaucoup surprendre. Il serait plus étrange de voir des savans, qui se sont appliqués à l’observation du monde physique, mépriser l’emploi que l’homme fait de sa pensée, quand il s’étudie lui-même. Au surplus, ce dédain ferait plus de mal à ceux qui ne craindraient pas de le montrer qu’aux études et aux idées qui en seraient l’objet : ce dédain témoignerait en effet que, dans l’esprit de ces contempteurs inattendus, il y a des bornes que peut-être on n’eût pas soupçonnées, s’ils eussent gardé le silence, et il ne déterminerait pas l’humanité à rejeter la philosophie.

C’est la destinée de l’homme de se prendre à partie et, pour ainsi parler, de s’acharner sur lui-même pour se connaître. Cette étude qui fait son tourment et sa grandeur le soumet à de rudes épreuves : c’est une contrainte, une gêne. Au lieu de s’élancer en avant, l’homme doit se replier et se recueillir pour être à lui-même son propre spectacle. Chaque observation interne est le prix d’une réflexion qui doit pouvoir se prolonger sans se fausser et sans faiblir. Il faut que la pensée soit aussi subtile et aussi profonde que l’objet qu’elle étudie, et cet objet, c’est elle. Cependant l’homme qui s’est regardé lui-même est-il bien sûr d’avoir porté dans cet examen une clairvoyance réelle ? L’instrument dont il s’est servi avait-il toute la justesse et la portée nécessaire ? Sa raison était-elle assez libre, assez pure, assez puissante ? car enfin si l’observateur, en croyant prononcer sur la nature humaine des jugemens vrais, avait obéi,