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ÉCRIVAINS MORALISTES DE LA FRANCE.

saient ensemble de la situation politique et de leurs craintes, des révolutions qu’ils avaient vues et de celle qu’ils présageaient encore. C’était un spectacle touchant et inexprimable pour qui l’a pu surprendre que cet entretien prudent, fin et doux, que ces vieillesses amies dont l’une allait être bien jeune encore, et dont aucune n’était lassée.

Mais j’aime mieux finir sur un trait plus humble, plus assorti à la morale familière dont M. de Ségur n’était un si fidèle et si persuasif organe que parce qu’il la pratiqua. Sa bonté de cœur attentive et délicate ne se démentit pas un seul jour au milieu des souffrances souvent très-vives qui précédèrent sa fin. Un jour qu’il dictait selon sa coutume, son secrétaire distrait peut-être, ou entendant mal la voix déjà altérée, lui fit répéter le même mot deux et trois fois ; à la troisième, un mouvement de vivacité et d’humeur échappa. La dictée continuant, M. de Ségur eut soin d’adresser à plusieurs reprises la parole au jeune homme, comme pour couvrir ce mouvement involontaire ; mais il put deviner, à l’accent un peu ému des réponses, l’impression pénible qu’il avait causée. La dictée s’achevait et le secrétaire finissait d’écrire, lorsque tout d’un coup il aperçut le vieillard de soixante-dix-huit ans qui s’était levé du canapé où il reposait et qui s’approchait de lui en tâtonnant : « Mon ami, je vous ai fait tout à l’heure de la peine, pardonnez-moi. » Ce furent ses paroles. Le secrétaire, bien digne d’ailleurs d’un tel témoignage, ne put que saisir cette main vénérable qui le cherchait, en la baignant de larmes. Je ne sais si je m’abuse, mais un tel trait bien simple, si on l’omettait quand on en a connaissance, ferait faute au portrait du moraliste, et l’on n’aurait pas tout entier devant les yeux l’auteur de l’essai sur la Bienveillance.


Sainte-Beuve.