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ÉCRIVAINS MORALISTES DE LA FRANCE.

Ségur : Louis XVIII, étant comte de Provence, avait voulu être pour lui un ami, que dis-je ? un frère d’armes[1]. Dans les Cent-jours, M. de Ségur n’eut d’autre tort que celui de croire qu’il pourrait revoir en face l’empereur et se délier. Lorsqu’on veut rompre avec une maîtresse impérieuse et long-temps adorée, il ne faut pas affronter sa présence : sinon, un geste, un coup d’œil suffisent, et l’on a repris ses liens. La seconde restauration se vengea avec dureté, et durant trois années M. de Ségur, dépouillé de ses dignités, de ses pensions, de son siége à la Chambre des pairs, dut recourir de nouveau à sa plume qui ne lui fit point défaut. C’est alors qu’il composa son Histoire universelle, simple, nette, instructive, antérieure à bien des systèmes et à bon droit estimée. Dans une lettre à mes enfans et à mes petits-enfans, placée en tête du manuscrit de cette histoire tout entier écrit de la main de Mme de Ségur, on lit ces paroles touchantes :

Paris, ce 1er  décembre 1817.

« Je n’ai pas de fortune à vous léguer ; celle que je tenais de mes pères m’a été enlevée par la révolution, et j’ai été privé par le gouvernement royal de presque toute celle que je devais à mes travaux et aux services rendus à ma patrie…

« Je vous lègue ce manuscrit : il est tel que je l’ai dicté du premier jet, sans ponctuation, sans correction ; le public a l’ouvrage tel que je l’ai corrigé. Mais j’ai voulu déposer dans vos mains ce manuscrit comme je l’ai dicté, et je désire que l’aîné de ma famille le conserve toujours religieusement.

« C’est un legs précieux, honorable, sacré… J’avais perdu par une goutte sereine un œil dans la guerre d’Amérique ; de longs travaux avaient affaibli l’autre ; les médecins me menaçaient de le perdre, si je l’exerçais trop. Cependant la ruine de ma fortune me rendait le travail indispensable ; je me décidai à écrire cet ouvrage ; et pour me conserver la vue, ma femme, votre tendre et vertueuse mère,… élevée dans toutes les délicatesses du grand monde, âgée de soixante ans, presque toujours souffrante,… me servant de secrétaire avec une constance et une patience inimitables, a écrit de sa main, d’abord toutes les notes qui m’ont servi à rédiger, et ensuite tout ce livre : ainsi toute cette Histoire universelle a été tracée par sa main… »


Cette Histoire universelle qui aboutissait à la fin du Bas-Empire avait pour suite naturelle une Histoire de France, et M. de Ségur se

  1. On peut voir dans les Mémoires l’anecdote du bal de l’Opéra.