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LA RUSSIE.

allaient tomber au pouvoir de l’ennemi, qui nous suivait de près, ils baissaient la tête et se serraient auprès du feu sans répondre. Les habitans, rangés sur notre passage, nous regardaient d’un air insolent ; l’un d’eux s’était armé d’un fusil ; je le lui arrachai. D’autres soldats qui s’étaient traînés jusqu’au Niémen étaient tombés morts sur le pont, au moment où ils touchaient au terme de leur misère. Nous passâmes le pont à notre tour, et tournant nos regards vers l’affreux pays que nous quittions, nous nous félicitâmes du bonheur d’en être sortis, et surtout de l’honneur d’en être sortis les derniers.

« De l’autre côté du Niémen, la route de Gumbinen, que nous devions suivre, traverse une haute montagne. À peine étions-nous au pied de cette montagne, que les soldats isolés qui nous précédaient revinrent précipitamment sur leurs pas, et nous annoncèrent qu’ils avaient rencontré les cosaques. À l’instant même, un boulet de canon tomba dans nos rangs, et nous acquîmes la certitude que les cosaques ayant passé le Niémen sur la glace, s’étaient emparés du sommet de la hauteur avec leur artillerie, et nous fermaient le chemin. Cette dernière attaque, la plus imprévue de toutes, fut aussi celle qui frappa le plus vivement l’esprit du soldat. Pendant la retraite, l’opinion que les Russes ne passeraient point le Niémen s’était fortement établie dans l’armée. Tous de l’autre côté du pont se croyaient en parfaite sécurité, comme si le Niémen eût été pour eux ce fleuve des anciens qui séparait l’enfer de la terre. On peut juger de quelle terreur ils durent être saisis en se voyant poursuivis sur l’autre bord, et surtout en trouvant la route interceptée par l’artillerie ennemie. Les généraux Marchand et Ledru, qui conduisaient, parvinrent à former une espèce de bataillon en réunissant au troisième corps tous les isolés qui se trouvaient là. On voulut en vain essayer de forcer le passage ; les fusils des soldats ne partaient pas, et eux-mêmes n’osaient avancer. Il fallut renoncer à toute tentative et rester sous le feu de l’artillerie sans oser faire un pas en arrière, car c’eût été nous exposer à une charge, et notre perte alors était certaine.

« Le maréchal Ney parut alors, et ne témoigna pas la moindre inquiétude d’une situation si désespérée. Sa détermination prompte nous sauve encore et pour la dernière fois. Il se décida à descendre le Niémen et à prendre la route de Tilsitt, espérant regagner Kœnigsberg par des chemins de traverse. Il ne se dissimulait pas l’inconvénient de quitter la route de Gumbinen, et de laisser ainsi le reste de l’armée sans arrière-garde, inconvénient d’autant plus grave qu’il était impossible d’en prévenir le roi de Naples, mais il ne lui restait aucune autre ressource, et la nécessité en faisait un devoir. L’obscurité de la nuit favorisa ce mouvement. À deux lieues de Kowno, nous quittâmes les bords du Niémen pour prendre un chemin à gauche au travers du bois qui devait nous mener dans la direction de Kœnigsberg. Ce mouvement nous fit perdre beaucoup de soldats, qui, n’en étant pas prévenus et marchant isolément, suivirent le Niémen jusqu’à Tilsitt. Pendant la nuit et toute la journée suivante, nous ne prîmes que quelques instans de repos. Un cheval