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de Fezensac, qui a fait la campagne de Russie d’abord comme aide-de-camp du prince de Neufchâtel, puis comme colonel du 4e de ligne, a bien voulu nous communiquer le journal manuscrit de son expédition et nous permettre d’en citer quelques pages. Je choisis celles où il raconte le passage de notre armée en retraite à Kowno.

« Les magasins, qui avaient été respectés à Wilna, furent enfoncés à Kowno, et ce nouveau genre de désordre entraîna de nouveaux malheurs. Beaucoup d’hommes, ayant bu sans modération du rhum qu’ils trouvèrent dans les magasins, furent engourdis par le froid et moururent. Cette liqueur était pour eux d’autant plus dangereuse qu’ils en ignoraient les effets, et que, n’étant accoutumés qu’a la mauvaise eau-de-vie du pays, ils croyaient boire impunément du rhum en aussi grande quantité. Les tonneaux étaient brisés, le rhum coulait dans les magasins et presque au milieu des rues, d’autres soldats enlevaient les biscuits ou se partageaient les sacs de farines ; les portes des magasins d’habillement étaient ouvertes, les habits jetés pêle-mêle, chaque soldat en passant prenait ceux qu’il trouvait sous la main et s’en revêtissait au milieu de la rue, mais la plupart, traversant Kowno sans s’arrêter, ne songeaient qu’à fuir cet horrible séjour. Accoutumés à suivre machinalement ceux qui marchaient devant eux, ils se pressaient au risque de s’étouffer sur le pont, sans songer qu’ils pouvaient facilement passer le Niémen sur la glace.

« Le maréchal Ney cherchait encore à défendre Kowno pour donner à ces malheureux le temps d’échapper à la poursuite de l’ennemi et pour protéger la retraite du roi de Naples, qui avait pris la veille la route de Kœnigsberg par Gumbinen. Un ouvrage en terre qu’on avait construit à la hâte en avant de la porte de Wilna lui parut une défense suffisante pour arrêter l’ennemi toute la journée. Dans la matinée, l’arrière-garde rentra dans la ville ; deux pièces de canon, soutenues par quelques pelotons d’infanterie bavarois, furent placées sur le rempart et ce petit nombre de troupes se disposait à soutenir l’attaque qui déjà se préparait. Le maréchal, ayant pris ces dispositions, avait été se reposer dans un logement ; à peine était-il parti que l’affaire s’engagea. Les premiers coups de canon des Russes démontèrent une de nos pièces ; l’infanterie prit la fuite, les canonniers allaient la suivre. Bientôt les cosaques pouvaient pénétrer sans obstacle dans la ville, quand le maréchal parut sur le rempart. Son absence avait failli nous perdre, sa présence suffit pour tout réparer ; il prit lui-même un fusil et fit feu sur l’ennemi. Les troupes revinrent à leur poste, le combat se rétablit et se soutint jusqu’à l’entrée de la nuit, qui commença la retraite. Ainsi ce dernier succès fut dû à la bravoure personnelle du maréchal, qui défendit lui-même en soldat la position qu’il avait mis tant de peine à conserver.

« Vers le soir, l’ordre du départ arriva. Le troisième corps devait ouvrir la marche, suivi des Bavarois et des restes de la division Loison. Nous traversâmes Kowno au milieu des morts et des mourans. On distinguait, à la lueur des feux des bivouacs encore allumés dans les rues, quelques soldats qui nous regardaient passer avec indifférence, et quand on leur disait qu’ils