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LA RUSSIE.

j’ai visité celui des dominicains. Il renfermait autrefois une quarantaine de religieux ; il n’en a plus que sept, qui vivent pauvrement et péniblement. L’un d’eux m’a montré sa modeste cellule. Hélas ! Quelle différence avec ces cabinets élégans, ces salons ornés de tableaux, revêtus de tapis, que les moines de Troïtza appellent aussi leurs cellules ! Le culte catholique a été relégué dans une église délabrée bâtie, en 1440, par Witold, grand-duc de Lithuanie, et le culte grec s’est emparé d’un élégant édifice construit par les jésuites. Les Russes ont été si pressés d’y poser leur iconostase, qu’ils n’ont pas même pris le temps d’enlever les statues des saints, les groupes d’anges des colonnes et des chapiteaux, selon les règlemens du rite grec, qui ne tolère aucune sculpture dans ses temples.

Kowno est une position stratégique considérable. Le gouvernement russe l’a compris, et l’année dernière il a fait de cette ville le chef-lieu d’un gouvernement ; son but est d’amoindrir par cette nouvelle institution l’importance de Koenigsberg, de Memel, et de donner plus de moyens de développement au commerce de la Pologne avec Lipawa et Riga.

Le Niémen sépare ici l’empire de Russie des huit palatinats transformés, depuis 1837, en gouvernement que l’on désigne encore, par une expression parfaitement illusoire, sous le titre de royaume de Pologne. C’est par là que, le 23 mai de l’année 1812, Napoléon s’avança sur le sol moscovite. À six heures du soir, trois ponts furent jetés sur le fleuve ; à minuit, deux divisions du premier corps le traversèrent et rejoignirent les voltigeurs de la division Morand, que l’on avait fait passer sur des barques pour protéger l’établissement des ponts. Les troupes défilèrent pendant le reste de la nuit et la matinée du lendemain. On avait dressé les tentes impériales sur une des hauteurs qui dominent la route de Moscou, et Napoléon était là qui regardait se dérouler dans la plaine ses innombrables légions. L’enthousiasme était alors dans tous les cœurs, la joie brillait dans tous les regards ; chaque régiment marchait fièrement sous les yeux de celui dont le nom seul annonçait la victoire, les drapeaux de vingt peuples réunis s’inclinaient devant l’aigle de France, et l’air retentissait au loin du bruit des tambours, du son des clairons, des cris de : vive l’empereur ! répétés par cinq cent mille hommes. Six mois après, dans cette même ville, au bord de ce même fleuve, on voyait revenir les débris de cette grande armée, si belle naguère, si pleine d’espoir et d’ardeur, hélas ! et en si peu de temps épuisée par tant d’épouvantables souffrances, paralysée par le froid et le besoin, harcelée sans cesse par un ennemi impitoyable, soutenue encore cependant par un invincible courage, et dans son deuil profond, dans son affreuse misère, plus admirable peut-être à voir que jamais. Avec quelle émotion j’ai parcouru les deux rives de ce fleuve témoin d’une telle splendeur et d’une telle désolation ! Non, jamais rien de pareil n’apparut dans le monde, et jamais un Français ne passera par ces plaines du Niémen sans les contempler avec une amère douleur et un noble orgueil.

Un des officiers les plus distingués de cette immortelle armée, M. le duc