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terdits. Quelques bons services d’espionnage, quelques trahisons de plus ; et elle pourra marcher de pair avec la population polonaise. En attendant, elle est encore, malgré ses nouveaux priviléges, soumise à d’austères règlemens, et gênée, dans les actes de sa vie journalière, par d’injurieuses restrictions. Dans les villes, les juifs ne peuvent fréquenter ni les cafés, ni les promenades et jardins publics, et s’ils prennent place dans une diligence, il est permis à tout voyageur de les répudier et de les faire descendre de voiture. Pour restreindre leurs habitudes de contrebande, on les oblige à se fixer à six lieues au moins de la frontière. À Cracovie, ils sont relégués de l’autre côté de la Vistule, et les jours de fête ils ne peuvent ouvrir avant midi leurs magasins, ni quitter leur quartier sans une permission spéciale. Un dimanche matin, j’avais pris, pour me servir de guide dans cette ville, un juif qui faisait dans mon hôtel le métier de valet de place. Au milieu de la rue, il fut arrêté par un soldat qui le somma d’exhiber sa permission. Le juif avait négligé d’y faire apposer un nouveau visa, et je ne le revis que le lendemain. Ceux d’entre eux qui ont une profession d’artisan, ou qui possèdent quelque fortune, obtiendraient facilement l’autorisation de s’établir dans l’intérieur des villes, où ils ne peuvent entrer qu’à certains jours et à certaines heures, et ils échapperaient à la plupart des formalités rigoureuses auxquelles ils sont astreints, s’ils voulaient se raser la barbe, quitter leur cafetan, se dépouiller enfin, autant que possible, de leur apparence de juifs ; mais il en est bien peu qui consentent à se transformer ainsi, et cette fidélité à leur coutumes traditionnelles, ce respect pour les signes extérieurs de leur nationalité, l’état de contrainte et de suspicion dans lequel ils vivent, éveilleraient en leur faveur un vif sentiment d’intérêt et de compassion, s’ils n’étouffaient eux-mêmes ce sentiment par les lâches perfidies dont ils se sont rendus coupables en de graves circonstances, par leurs habitudes journalières de vol et de fourberie, par le contentement qu’ils éprouvent eux-mêmes dans leur humiliante situation chaque fois qu’ils trouvent un moyen d’amasser quelques florins.

Trois jours après notre départ de Pétersbourg, nous arrivions à Kowno. On y comptait autrefois plusieurs riches couvens ; maintenant ils sont en partie ruinés, en partie abandonnés. On sait que le clergé polonais prit une grande part à la révolution de 1831. L’humble pasteur du hameau et le prêtre de la cathédrale tendirent les mains au peuple enthousiaste qui s’armait au nom de la religion et de la liberté. L’émotion ardente qui agitait alors tous les esprits pénétra aussi dans l’enceinte des cloîtres. Les pauvres religieux, qui, dans le silence de leur retraite, avaient eu mainte fois l’occasion de méditer sur la grandeur passée et la décadence de la Pologne, tressaillirent à l’idée de voir leur chère patrie reprendre son rang dans le monde, et leur culte affranchi de la domination d’un culte schismatique. Ils secondèrent de leurs vœux, ils aidèrent de leur appui ceux qui leur promettaient cet affranchissement de la terre et de l’église, et la Russie leur a fait expier ces manifestations d’opinions, ces témoignages de sympathie. Quelques couvens ont été abolis, d’autres dépouillés de la plus grande partie de leurs biens. À Kowno,