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LE ROMAN DANS LE MONDE.

empêchée d’apercevoir. — C’étaient un vieillard et une femme presque aussi âgée que lui. — Cette femme tricotait loin de la fenêtre, sans y voir : elle était aveugle. — Le vieillard ne faisait rien ; il regardait en face de lui, d’un regard fixe, sans intelligence. — Hélas ! il avait dépassé les limites habituelles de la vie, et son corps seul existait ; il était impossible de regarder ce pauvre vieillard sans comprendre qu’il était tombé en enfance.

On dirait souvent que, lorsque la vie se prolonge, l’ame, comme irritée de sa trop longue captivité, cherche à se dégager de sa prison, et, dans ses efforts, brise les liens qui établissaient l’harmonie. — Elle trouble sa demeure. Elle n’est pas encore partie, mais elle n’est plus où elle devrait être.

Et c’était là ce que cachait la petite maison grise, avec son isolement, son silence, son obscurité. — Une femme aveugle, un vieillard imbécile, une pauvre jeune fille flétrie avant le temps, parce que sa jeunesse avait été opprimée, écrasée par les vieillesses qui l’entouraient, par les vieux murs qui la retenaient captive !

Encore, si le ciel eût fait d’Ursule une intelligence bornée, une ménagère active, absorbée par les travaux de la journée, heureuse de ses fatigues, agitée par les petites choses, et parlant pour ne rien dire ! Mais, dans cette maison, il avait oublié une mélancolique jeune fille, rêveuse, exaltée, devinant la vie, entrevoyant ses bonheurs, aimant jusqu’à ses tristesses ; il avait fait de son ame un instrument dont toutes les cordes auraient pu rendre un son délicieux ; puis, il les avait toutes condamnées à un éternel silence.

Hélas ! le sort d’Ursule était encore plus triste que je ne l’avais supposé, lorsqu’à voir sa pâleur et son abattement je la croyais souffrante d’un malheur ; il n’y avait rien eu dans sa vie… rien !

Elle avait vu le temps emporter jour à jour sa jeunesse, sa beauté, ses espérances, sa vie ; et rien, toujours rien, le silence et l’oubli !

Je revins souvent voir Ursule, et voici à peu près comment, un jour, assise avec elle auprès de la fenêtre, elle me raconta sa vie.

— Je suis née dans cette maison, je ne l’ai jamais quittée ; mais ma famille n’est pas de ce pays : nous y sommes étrangers, sans liens, sans amis. Mes parens étaient déjà âgés quand ils se sont mariés. — Je ne les ai jamais connus jeunes. — Ma mère devint aveugle. Ce malheur attrista son caractère ; aussi la maison paternelle fut-elle toujours bien austère, je n’y ai jamais chanté. Personne n’y a été heureux ; mon enfance fut silencieuse ; on ne m’a jamais permis le plus léger bruit. — On ne m’a donné que de bien rares caresses. Mes