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LA RUSSIE.

monotone, voilé par des brouillards, et un silence de mort, voilà ce qui fatiguait nos regards, ce qui attristait notre pensée au début de notre voyage. Pour établir un service régulier sur ce chemin à demi désert, le gouvernement a fait construire, à des distances de six à sept lieues, des stations de poste. Quelquefois il a été forcé de se charger lui-même de ces constructions, quelquefois il a prêté de l’argent à des particuliers qui se sont établis dans ces édifices isolés, et qui remboursent peu à peu les avances qu’ils ont reçues. Ces maisons, bâties en pierres ou en briques, sur un plan uniforme, forment, par l’élégance et la largeur de leur structure, un singulier contraste avec les champs arides où elles s’élèvent et les obscures cabanes qui les entourent.

Sur la route, on ne rencontre que de loin en loin un groupe d’ouvriers cheminant à pied, une charrette de paysan. Le seul mouvement qui apparaisse aux yeux du voyageur est celui du télégraphe. À chaque instant, on voit surgir sur la plaine déserte de hautes tours en bois, pareilles à celles qui, en Hollande, portent les ailes d’un moulin à vent. Sans cesse les longs bras du messager gouvernemental s’étendent, se replient, se croisent. La nuit même, ces entretiens hiéroglyphiques se continuent par des signaux de flamme qui tournent et scintillent comme ceux d’un phare. En une heure et demie de temps, l’empereur sait jour par jour tout ce qui se passe ; tout ce qui se dit à Varsovie, et transmet l’arrêt de sa volonté à l’infortunée nation qu’il a vaincue. Dans les contrées soumises au régime absolu, les œuvres de l’art et de l’industrie ne servent que les intérêts du despotisme. C’est la pensée du peuple qui les a créés, et c’est le maître qui les emploie pour le dompter et le châtier. Que parlons-nous encore de ces génies merveilleux, de ces génies ailés des anciens contes de l’Orient ! Le télégraphe est un génie bien plus rapide et bien plus sûr que tous ceux qui ont jamais obéi à l’amour d’Obéron ou aux caprices de Fortunatus. Nul hippogriffe ne va si vite, nul muet du sérail n’est si discret. Le maître fait un signe, l’instrument se meut, et la pensée qui lui est confiée vole dans l’espace. Que de fois, en regardant les hautes tours des télégraphes de Pologne, ne me suis-je pas dit : Quels ordres ces instrumens d’une volonté suprême doivent-ils transmettre si loin ? Portent-ils sur leurs ailes la paix ou la guerre, comme le sénateur romain dans les plis de son manteau ? Vont-ils récompenser un acte d’obéissance ou punir une parole imprudente ? Et tandis que je me laissais aller à mes vaines conjectures, l’ordre était déjà exécuté, l’orgueil rayonnait sur le front d’un fonctionnaire dévoué, ou le deuil entrait dans une famille.

À partir de la station de Catejnoe, le paysage est plus riant et plus varié. Des collines couvertes de sapins et de bouleaux traversent la plaine ; des champs ensemencés, des vallons fleuris, sillonnés par des ruisseaux limpides, se déroulent au loin de chaque côté de la route. Bientôt nous rentrons encore dans une enceinte de forêts imposantes et profondes, pleines d’ombre et de silence comme les forêts de la Suède ; puis, nous voilà de nouveau jetés sur un terrain sablonneux, mouvant, où nos chevaux traînent avec peine notre légère