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Nous croyons que cette courte analyse nous dispense de toute réflexion sur la composition du drame de Mme de Girardin. Faut-il dire maintenant quelques mots du style ? Le style n’a pas plus de force que la charpente, mais il renferme quelques détails gracieux. Mme de Girardin a fait autrefois de touchantes élégies, et l’on trouve de fort jolis vers dans son petit poème de Napoline. La scène où l’on apporte à Judith sa parure est d’une versification heureuse ; quelques-uns des soupirs d’Holopherne sont très galamment rimés. Une de nos impressions rendra peut-être mieux que toutes les considérations de l’esthétique notre opinion sur cette pièce. Que de fois, en lisant Andromaque et Cinna, nous nous sommes indigné à la pensée qu’Hermione et Émilie, Auguste et Oreste, ont été, pendant plus d’un siècle, obligés de s’affubler des modes du jour et de se frayer passage sur la scène, au milieu d’une foule de petits maîtres : eh bien ! en assistant à la Judith de Mme de Girardin, il nous semblait qu’il manquait à Judith un éventail, à Holopherne des canons, et au théâtre des banquettes chargées de marquis.

Cependant la scène du souper, toute musquée et tout incomplète qu’elle est, nous a fait soudainement concevoir la pensée d’un drame effrayant qu’un homme de génie pourrait exécuter peut-être, sinon pour la publicité du théâtre, du moins pour celle d’un livre. Envisagée du point de vue nouveau auquel nous venions d’être tout à coup transporté, Judith nous apparaissait comme un des types les plus frappans sous lesquels le fanatisme ait jamais pu se produire. N’est-ce pas la femme à laquelle aucun sacrifice ne coûte, même ceux contre lesquels se révoltent tous les instincts de la nature, pour obéir à la voix qu’elle croit entendre ; la visionnaire qui marche à travers la vie comme on marche à travers un songe, ne reculant devant nul obstacle, ne posant aucune question à sa conscience, se sentant poussée à des actions qui la font frémir par une puissance qu’elle n’essaie point de combattre ? Imaginez toutes les scènes de banquets où les poètes ont cherché à produire cet effet éternellement terrible de la mort et des régions d’épouvante qu’on aperçoit derrière elle avec le plaisir et les fantômes enchantés qui composent son cortége. Représentez-vous le repas auquel don Juan voit assister la statue du commandeur, ou ce festin de fiançailles raconté par la ballade allemande, dont les convives découvrent soudain qu’il y a au milieu d’eux l’habitant d’un sépulcre, et vous verrez que rien ne pourrait surpasser en mystérieux effroi une scène où Holopherne serait saisi au milieu de son ivresse, par un pressentiment glacial, en comprenant tout à coup pour un instant, par une lueur soudaine de pensée, le rôle de l’être assis en face de lui, de cet être qu’il a pris jusqu’à présent pour une créature vivante, pour une femme dont la chair peut tressaillir comme la sienne, et en qui ses yeux dessillés aperçoivent maintenant l’instrument implacable et sinistre de la vengeance divine.

La tragédie qui nous est un moment apparue s’est jouée constamment sous le front de l’actrice qui remplissait le rôle de Judith. Mlle Rachel a déployé de nouveau ces qualités de composition qu’elle avait montrées déjà dans Ariane, dans Marie Stuart et dans Frédégonde. L’amante passionnée