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REVUE. — CHRONIQUE.

recueillir quelques gouttes du philtre dont s’enivra André Chénier. Outre la saveur précieuse qu’il doit à ce rare bonheur, son drame renferme un parfum d’honnêteté et de travail qui a été et qui méritait d’être également goûté. Oui, quelle que soit la destinée réservée à M. Ponsard, dès aujourd’hui on peut le dire, il a fait une œuvre digne de l’intérêt et de l’appui publics ; certes, c’est avec une joie sincère que nous lui donnons cet éloge. Mais autour de lui quelques enthousiasmes ont éclaté dont les élans nous sont suspects. À son sujet, l’on a prononcé légèrement des noms que doivent accompagner toujours le recueillement et le respect ; on a évoqué, pour en faire un cortége à son char de triomphe, des ombres augustes qu’il ne faut pas imprudemment déranger des demeures sacrées de leur gloire. Sans ébranler en rien nos sympathies, qui resteront inviolablement acquises à l’auteur consciencieux de Lucrèce, ces manifestations bruyantes nous ont fourni matière à réflexion. Est-ce bien, nous sommes-nous demandé, quand il y a de semblables engouemens dans l’air, qu’un jugement impartial et sérieux peut être prononcé ? Serions-nous sûrs d’échapper à des influences si vivement ressenties autour de nous ?

Ce qui donne un intérêt extrême à l’apparition de M. Ponsard, mais ce qui doit en même temps mettre en garde contre ce qu’il pourrait y avoir d’excessif dans le succès de son drame, c’est la situation littéraire au milieu de laquelle il se produit. Quoiqu’elle ait fait de généreuses tentatives et certainement laissé dans nos lettres des monumens dont on appréciera un jour la réelle grandeur, la révolution romantique, comme toutes les révolutions du reste, a trompé nombre des espérances qu’on avait fondées sur elle. Elle a fait quantité de mécontens, et ces mécontens se joignent aujourd’hui à ceux qui ont été ses vaincus. Avant même que la pièce nouvelle eût été jouée, les bruits qu’on avait répandus sur ses tendances lui avaient fait de nombreux partisans. Voulez-vous une preuve des enthousiasmes qu’elle avait excités d’avance, la voici. Un homme d’un esprit charmant et facile s’est avisé d’un tour qui rappelle ceux dont s’amusait la société de Grimm, de Diderot et du baron d’Holbach. Pour éprouver les admirations préconçues, il se met à écrire en se jouant une scène d’une tragédie sur Lucrèce. Un consciencieux écolier, préservé par ses professeurs du contact de la muse romantique avec autant de soin qu’en mettait Joad à sauver Éliacin du souffle de Baal, aurait certainement signé les vers échappé à cette amusante verve. Aussitôt son fragment terminé, notre homme le fait imprimer dans un journal. Alors a lieu une scène qui rappelle celle qui, au retour des Bourbons, s’est passée dans quelques petites villes royalistes : la milice bourgeoise est sous les armes, les rues sont semées de fleurs, les maisons pavoisées de drapeaux ; les jeunes filles, avec des ceintures blanches et des bouquets que l’on prendrait pour des gerbes, vont aux portes de la ville où l’on a élevé un arc de triomphe. Tout à coup un carrosse arrive ; une tête se met à la portière. Voilà le roi ! Vive le roi ! Tous les cœurs sont émus ; quelques vieillards se souviennent d’avoir