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LE MONDE GRÉCO-SLAVE.

Ils s’asseoient en un vaste cercle sur la prairie, et Vouseïne leur fait distribuer à la ronde le vin et le raki. Les héros boivent à longs traits, et, la coupe en main, discourent sur l’état des nahias et des grads escarpés, sur leurs bonnes et luisantes armes, sur les coursiers et les iounaks ; ils s’informent qui d’entre eux a fait les derniers exploits, a enlevé le plus de têtes aux Monténégrins, ou conquis en tcheta sur les ouskoks le plus riche butin.

« Tout à coup Vouseïne se lève et dit : Capitaines, il y a une proie nouvelle que je veux vous signaler, elle est un but digne de votre courage. Au nom d’Allah et de notre race, abattons le nizam ! Sans rien répondre, les quarante capitaines baissèrent les yeux d’un air distrait, rêvant au mystère qui fait croître les fruits des jardins et les mamelles des jeunes filles. Mais trois braves ne rêvaient pas : c’étaient le pacha Vidaïtj, le beg Philippovitj, et le capitaine Novine du blanc grad de Novino. Ils ne baissèrent point la tête ; regardant le capitaine dans les yeux, la coupe en main, ils lui dirent : Vouseïne, épée de la Bosnie, nous le jurons par nos biens et le saint jeûne du ramazan, aussi long-temps que notre tête tiendra sur nos épaules, nous n’entrerons pas dans le nizam. À ces mots, Vouseïne bondit de joie ; il prend la main des trois chefs, et à la manière des iounaks les baise sur les deux yeux.

« Alors, sentant qu’il est devenu le dragon de la Bosnie, Vouseïne prend la plume, et écrit sur ses genoux cette lettre au vieux Gazi-Memich : « Aïan de Srebernik, vieux gardien de nos frontières, monte sur ton cheval blanc, appelle ton bariaktar[1] Bekir, et suivi de tes bandes, viens nous joindre au plus vite, car nous voulons exterminer le nizam, et avec l’aide d’Allah rétablir la pureté du Koran. » Cette lettre causa au vieillard un tel bonheur, que tout son corps en tressaillit ; il appela son bariaktar : — Cher Bekir, déroule notre bannière, va la planter au haut du tertre dans la plaine, et fais entendre le coup de canon d’alarme, pour que tous nos braves accourent, et qu’avec eux nous nous mettions en marche contre le nizam. — Le porte-drapeau obéit, éleva le grand étendard sur la prairie, tira le canon d’appel, et soudain la plaine se trouva couverte de guerriers ardens, dont les pas faisaient surgir un nuage poudreux, où se croisaient les éclairs jaillissant des aigrettes de pierreries et des étincelantes cuirasses.

« L’armée marcha contre le visir, qui n’osa pas résister. Quoiqu’elle eût pu s’emparer de sa personne, l’ayant surpris sans défense, elle le laissa s’enfuir avec neuf capitaines hertsegoviniens, qui le conduisirent à Stolats. Vouseïne se borna à prendre possession du palais visiral et de ses richesses… Bientôt par toute la Bosnie, de Novibazar à Mostar, il ne resta plus un cadi, ni un aga, ni un seul capitaine du parti turc ; la renommée s’en répandit à toutes les frontières, et provoqua l’enthousiasme des braves qui les gardent. »

La piesma ne donne qu’une faible idée de la vive sympathie avec laquelle toutes les populations restées sincèrement musulmanes ac-

  1. Porte-drapeau